Théo, un regard qui écoute.

Ce samedi 3 août, peu après 16 heures, mon téléphone vibra dans ma poche alors que je tondais la pelouse. N’ayant pas eu le temps de décrocher, j’ai appelé ma messagerie. C’était Anne-Marie, l’épouse de Théo. Il venait de nous quitter après de nombreux mois de combat. Théo n’était plus. Tout au moins en notre monde apparent.

Je me suis assis sur un banc et alors que mes yeux se brouillaient de larmes, j’entendis quelque part, caché dans les arbres, le piaillement d’un oiseau. Un son étrange, bref, monocorde, aigu et strident, bien loin des chants habituels qui égayent mon jardin. Un son qui m’était inconnu. Une sorte d’appel insistant. J’eus beau scruter la frondaison, aucun oiseau ne m’apparut. Puis le chant s’arrêta, sans le moindre vol à l’horizon. Voilà un signe, me dis-je. Le signe d’un au revoir qui, je le savais, n’en serait jamais un.

On ne peut effacer un vécu de plus de trente ans. Détailler l’histoire d’une amitié faite de colloques singuliers n’a que peu d’intérêt. Cela tient de l’intime. Par contre, évoquer l’héritage de celui qui nous quitte donne sens au chemin parcouru et relève du partage.

Théo, c’était avant tout une oreille attentive mais surtout un regard qui écoute. Son anamnèse amenait ses patients à mettre des mots sur leur ressenti, sur leurs émotions. Il était de ces rares médecins qui connaissent la force de la parole et les vertus des phrases libératrices. Écouter avec tous ses sens en éveil, avec une infinie patience et sans jamais interrompre était certainement l’une de ses très grandes qualités.  Il savait pertinemment que la guérison prend naissance dans la prise de conscience, dans la révélation et l’expression de ses propres dysfonctionnements et de ceux de sa lignée… que les histoires de vie s’inscrivent dans les corps.

Celui qui écoute vraiment parle peu. Mais lorsqu’il parle, il le fait avec sagesse, sans jugement, en utilisant des termes justes, des propos rassurants. Théo était fait de ce bois de la bienveillance.

Et puis, Théo était croyant. Croyant et pratiquant. Dans un siècle où le sacré et les rituels ont perdu le rôle de gardien des hommes, il avait à cœur d’appliquer dans sa vie de tous les jours les principes qui grandissent l’âme. La sienne et celle des autres. Il avait conscience des grâces offertes par l’existence, de la puissance de la prière et des vertus du pardon.

Bien loin de tout dogmatisme, il était curieux de l’autre et de la façon dont chacun pouvait appréhender la réalité. Lui qui venait d’une terre de tradition, il savait le monde multiple, merveilleux et magique. Il savait au plus profond de lui qu’un monde invisible existe, parallèle à celui que nous présente notre incarnation. Un monde qui ne lui était pas étranger. C’est ce monde qu’il a rejoint et duquel il nous fait signe.

Trèfle égalitaire

Texte présenté au Blues-Sphère le 7 juin 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Fleurs ». Cette soirée fut aussi la dernière des soirées « laisser dire », le Blues-Sphère, endroit mythique d’Outremeuse, fermant définitivement ses portes en cette fin juin 2024. Une page de la vie nocturne liégeoise malheureusement se tourne. Merci à son fondateur, Jean-Paul Brilmaker, de nous avoir fait partager durant tant d’années sa passion de la littérature et de la musique.

Quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir hier, au journal télévisé, que notre gouvernement régional avait interdit de cueillir les trèfles à quatre feuilles. Nous n’étions pas un 1er avril et cette décision ne relevait donc pas d’un canular mais d’un choix politique mûrement réfléchi, promulgué dans un décret qui sera d’application à partir du 1er juillet.

Un choix qui marque la volonté du gouvernement d’inscrire, comme il a pour habitude de le clamer haut et fort, l’égalité des chances comme choix sociétal fondamental.

Je ne peux m’empêcher, pour ceux qui n’en auraient pas été informés, de reprendre quelques extraits de l’interview-fleuve que donna la ministre à l’occasion de l’annonce dudit décret.

Le gouvernement a donc fait le choix d’interdire la cueillette de trèfles à quatre feuilles de même que leur utilisation comme amulettes dans l’espoir de vivre sous de meilleurs auspices. Quel est le fondement de cette décision ?

Il s’agit d’un fondement éthique et hautement moral. Il n’est pas normal que les trèfles à quatre feuilles bénéficient à un petit nombre d’individus tandis que d’autres voient leur chance restreinte quant à un avenir meilleur.

Prenons un simple exemple. Les citadins ont beaucoup moins de chance d’en découvrir lors de leur promenade urbaine alors que ceux qui habitent la campagne sont largement favorisés. Cela ne va pas. Nous avons d’ailleurs demandé à un cabinet de consultants internationaux d’objectiver ce fait et il nous a attesté que la probabilité allait du simple au quintuple. La question se posait dès lors de savoir pourquoi ceux qui déjà bénéficient d’un environnement plus sain ont de surcroît la possibilité de jouir d’un destin meilleur.

C’est une mesure qui sera difficile à faire respecter d’autant qu’une concertation avec les autres régions a mené à l’impasse.

C’est exact et nous le regrettons. Nous aurions préféré avoir une vision commune en la matière mais, comme vous le savez, la Flandre a toujours favorisé une vision politique qui encourage l’individuel plus que le collectif. Pour eux, il est normal que celui qui fait l’effort de chercher un trèfle à quatre feuilles puisse bénéficier de ses bienfaits. Je tiens toutefois à souligner que le gouvernement flamand a profité de ce débat pour légiférer en la matière. Les trèfles à quatre feuilles flamands ne peuvent être cueillis que par des Flamands dits « ancrés », soit domiciliés sur le territoire depuis plus de cinq ans. En ce qui concerne les communes à facilités, le délai est de sept ans avec la nécessité de prouver une connaissance approfondie du néerlandais.

Oui, mais comment allez-vous faire pour repérer ceux qui outrepasseraient cette nouvelle règle en Wallonie ?

Nous avons créé un département spécifique avec un budget de plusieurs millions d’euros et allons investir dans l’intelligence artificielle. En fait, la démarche sera principalement basée sur une situation indiciaire. Ainsi, les personnes dont le niveau de vie aura fortement augmenté devront se justifier. De même, ceux qui physiquement n’ont pas été gâtés par la nature devront expliquer pourquoi leur conjointe ou conjoint répond à des canons esthétiques qui en toute logique devrait leur être inaccessibles. Il est prévu non seulement des sanctions financières mais aussi éventuellement l’annulation de tout mariage ou liens de cohabitation avec amende à la clé. Il va de soi que nous serons extrêmement vigilants par rapport à ceux et celles qui voudraient se faire tatouer un trèfle à quatre feuilles. Les médecins auront l’obligation de les dénoncer.

Qu’avez-vous prévu pour ceux qui ont hérité ou hériteront de trèfles à quatre feuilles ?

Comme vous le savez, notre volonté est celle de l’équité la plus parfaite. Il n’est pas normal que ceux qui déjà ont eu la chance d’avoir une bonne éducation puissent bénéficier outrageusement de privilèges financiers issus de leur lignée. Les trèfles à quatre feuilles familiaux entreront dans la base taxable des individus concernés avec le calcul de rendement fictif sur les bienfaits apportés par ceux-ci. Les tranches passeront de 40 % pour le taux le plus bas à 95 % pour celui le plus haut.

Ne craignez-vous pas que toutes ces mesures poussent les gens à s’expatrier ?

Non, seule une minorité de nos concitoyennes et concitoyens croit à la chance. En plus notre mesure découragera l’immigration. Ceux qui pensent que notre territoire leur offrira un avenir meilleur en spoliant un trèfle à quatre feuilles en seront pour leurs frais.

Pourquoi ne pas focaliser plus votre politique sur les réels enjeux comme les pièges à l’emploi ?

Comme je l’ai déjà expliqué maintes fois, la seule façon de résoudre ce problème est de supprimer l’emploi. Il n’est pas normal que certains aient la chance d’avoir un emploi et d’autres pas. En supprimant l’emploi, nous supprimons également les pièges à l’emploi.

Mais nous sommes bien conscients des enjeux. Supprimer l’emploi ne peut se faire que par une politique d’accompagnement pour éviter l’oisiveté.

Nous allons bientôt offrir à tous la possibilité de se former en ligne sur la manière de vivre cette nouvelle vie dans laquelle le travail sera absent. Chacun pourra savoir comment par exemple gérer son budget alimentaire en achetant des denrées venues d’autres continents producteurs qui continuent à croire dans les vertus du travail. Comment choisir ses programmes en streaming afin de ne pas dépasser 7 heures par jour. Nous recommandons par exemple la présence de chiens dans chaque foyer afin d’encourager des promenades régulières entre les séries sélectionnées.   

Comment allez-vous financer un tel changement de société ?

Par ce que nous appelons le délestage / relestage. Tout le monde doit se retrouver sur pied d’égalité. Confiscation / redistribution

Et l’interview de continuer avec toujours pour principe cette égalité parfaite entre tous.

Depuis que je sais qu’il est interdit de posséder un trèfle à quatre feuilles, je m’en suis créé un dans ma tête. Celui-là m’appartient et on n’est pas prêt à me le voler d’autant que je n’en parlerai à personne. Peut-être un jour une intelligence artificielle s’en empara-t-elle mais d’ici là je sais que la chance me sourira. Quant au boulot, le temps qu’il me reste à vivre sera consacré à travailler sur moi-même.

Nuages rationnels

Texte présenté au Blues-Sphère le 3 mai 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Nuages »

Tout commença le 5 juin 2024, dans le ciel du Nevada, au-dessus de la base militaire Zone 51, un site ultrasecret au cœur d’histoires légendaires liées aux théories des ovnis.

Ce matin-là, le sergent Crowns et son peloton furent les premiers à découvrir que la forme des nuages avait changé. Leur structure vaporeuse avait fait place à de grands parallélépipèdes rectangulaires, des sortes d’énormes containers à la fois compacts et éthérés.

Très vite, l’état d’alerte fut instauré. La majorité des chasseurs intercepteurs prirent l’air. Mais une fois dans le ciel, les pilotes furent complètement désorientés par l’apparence des nuées. Craignant d’emboutir des objets solides, par réflexe, ils réalisaient de dangereuses circonvolutions. Et lorsqu’ils les traversaient, leurs réacteurs subissaient de fortes baisses de régime qui les menaient à la limite du décrochage. Dès 10h30, l’espace aérien fut fermé au-dessus du Nevada puis, le phénomène se propageant, à l’ensemble des États-Unis et ensuite au reste du monde.

Les scientifiques ne pouvaient que s’interroger face à ce phénomène inédit. Bien sûr, au vu du lieu, la première piste explorée fut celle d’ovnis mais les ufologues eux-mêmes n’y croyaient guère. Aucune trace radar n’avait été enregistrée.

Certains climatologues évoquèrent alors une expérience de création de nuages de pluie dans le golfe persique, expérience qui aurait mal tourné.

Les défenseurs de la planète y voyaient bien entendu un énième signe du changement climatique et de ses effets dévastateurs sur notre univers.

Les autorités militaires rejetaient la faute sur une nation ennemie qui avait joué les apprentis sorciers en essayant de développer un bouclier nuageux pour protéger son espace aérien. On évoquait bien sûr la Corée du Nord, la Chine ou la Russie. Mais rien n’excluait qu’un pays occidental se soit livré à une telle pratique. Nul ne pouvait étayer ces possibilités par des preuves irréfutables.

Évidemment, comme lors de toute crise, les plateaux de télévision furent envahis par des experts qui faisaient montre de théories paraissant tantôt sensées, tantôt saugrenues. Pour la majorité de ceux-ci, seule comptait vraiment la vanité d’être consulté durant cette période troublée. Il s’ensuivit des inévitables combats d’ego entre des protagonistes baignés par leurs propres certitudes alors que personne n’était à même de mettre en avant une explication plausible et rationnelle.

Personne, à l’exception bien sûr de celui qui avait été à la manœuvre pour transformer ainsi la face de notre monde. Son nom : Little Wolf, un célèbre chaman washo. D’un naturel facétieux, le vieil indien riait sous cape du chaos qu’il avait engendré. Avec l’aide des esprits de la nature, il avait mobilisé toute sa puissance mentale pour modifier notre perception du monde.

Le plus drôle est qu’il fut interrogé par une chaîne de télévision locale sans que quiconque se doutât que c’était lui l’instigateur de ce désordre planétaire.

Lors de son interview, Little Wolf déclara que, selon lui, les forces de la nature voulaient avec humour prendre une revanche sur la maltraitance dont elles étaient victimes de la part des hommes.

« Voyez-vous, l’homme a perdu tout contact avec ses origines, avec l’eau, la terre, les animaux, les minéraux et végétaux. Nombreux sont les êtres humains habités uniquement par leur mental et leur rationalité, leur désir de pouvoir et de possession, leur dogmatisme. Quantités d’écologistes bobo n’échappent pas à ces biais, n’existant qu’au travers de la cause qu’ils défendent, sans connexion vraie avec le monde qui les entoure. Alors la nature se rit d’eux en prenant la forme de leurs pensées. Des pensées limitées, enfermées dans des prisons cérébrales comme ces parallélépipèdes qui désormais occupent le ciel. »

Lorsqu’on lui demanda quelle solution adopter pour enrayer ce phénomène, il déclara que ceux qui vivraient sur leur petit nuage seraient épargnés tandis que les autres devraient chercher refuge vers d’autres cieux.

Nombreux furent ceux qui se gaussèrent de tels propos. Ils moururent rapidement, dévorés par leurs certitudes, rejoignant un néant peuplé d’illusions.

Quant à ceux qui en comprirent la portée, en choisissant de vivre sur un petit nuage, proche des esprits de la nature, le ciel leur réapparut dans sa splendeur passée.

Paul et les étoiles

Texte présenté au Blues-Sphere le 1 mars 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Planètes et Étoiles»

Quelques mois après la naissance de Paul, son père pressentait déjà qu’un grand destin s’offrirait à son enfant. Il percevait chez celui-ci quelque chose de différent. Une grande vigueur et une détermination qui s’exprimera plus tard avec singularité. Un grand besoin de liberté aussi.

Dès son plus jeune âge, Paul préférait l’école buissonnière aux contraintes d’un enseignement formel. Passionné par la pêche et par la chasse, il rentrait au foyer fier de ses trophées. Le soir, il prenait plaisir à contempler le ciel. Les étoiles surtout. Il aimait à les tutoyer, faisant d’elles des amies, des confidentes. Plus tard, il deviendra l’un de leurs plus grands ambassadeurs. Mais ça, il ne le savait pas encore.

À l’adolescence, son père considéra qu’il avait tout en lui pour perpétuer la tradition familiale commune à la lignée de ses deux parents. Joseph et sa femme décidèrent de l’envoyer en formation auprès d’un de leurs collègues à Lyon, Claude Maret. Une période d’apprentissage qui fut malheureusement interrompue par la guerre.

En 1944, à 18 ans, Paul s’engagea dans les forces françaises. Gravement blessé lors d’un affrontement avec l’ennemi, il échappa à la mort. Ses actes de courage furent récompensés par la Croix de guerre. 

Après le conflit, il bourlingua à Paris et à Vienne puis retourna sur ses terres, auprès des siens. C’est là que prit naissance sa légende.

Un inspecteur débarqua un jour à Collonges. Il posa quelques questions. Un homme discret, habitué à écouter plus qu’à parler, à analyser et à consigner scrupuleusement toutes ses observations. Un homme critique, d’autant plus redouté qu’il avait pour habitude de se fondre dans la masse. Il aura sans doute passé un peu plus de deux heures à Collonges. Des heures qui seront déterminantes pour l’avenir de Paul.

Nous sommes en 1958. L’inspecteur a rendu son avis. L’Auberge du Pont de Collonges, à Collonges-au-Mont-d’Or, obtient sa première étoile. En 1962 c’est une deuxième étoile puis en 1965 une troisième. La recette de ce succès : un homme, Paul Bocuse et un principe, une fidélité au terroir avec une cuisine simple et authentique.

Mais Paul Bocuse était surtout homme à aimer se réinventer. Meilleur ouvrier de France, la distinction dont il était le plus fier, il n’avait de cesse d’explorer de nouvelles voies tant en matière d’art culinaire que de développement de la notoriété de la cuisine française.

Il développa des restaurants aux États-Unis et au Japon et en 1987 il créa le concours mondial de la cuisine aussi dénommé Bocuse d’or, l’un des plus prestigieux concours de gastronomie au monde. En 1975, son parcours prestigieux lui valut le titre de chevalier de la Légion d’honneur remis à l’Élysée par le président Valéry Giscard d’Estaing. À cette occasion il créa la soupe aux truffes noires VGE.

Le métier le reconnaîtra comme cuisinier du siècle, chef du siècle, et même Pape de la cuisine.

Avec un tel titre apostolique, on peut supposer qu’à sa mort, en 2018, les portes du paradis lui furent grande ouvertes.

Saint-Pierre qui, paraît-il, est un fin gastronome aurait intercédé en personne auprès du Très Haut pour que tous ses péchés lui soient pardonnés, dont bien évidemment celui de gourmandise.

La voix de Gérard

Gérald en avait marre d’être le porte-voix de Nicolas,

le fameux représentant des sans voix

qui lors des élections lui apportèrent leur voix.

Tant de gens lui donnèrent leur voix

qu’il ne fut pas question de partage des voix.

Cet illustre politicien souffrait de manière chronique d’extinction de voix.

Il avait beau éclaircir sa voix,

toujours il restait sans voix

ou alors parlait à voix basse

avec une voix de fausset

et trainait la voix.

Nicolas parlait donc à voix haute

par la voix de son cousin Gérard,

car lui savait poser sa voix.

Après quelques mois, Gérard en eut marre de lui prêter sa voix.

Un matin, il éleva la voix

et de vive voix,

des larmes dans la voix,

il dit, à Nicolas, d’une voix altérée,

qu’il en avait assez de donner de la voix.

C’en était assez des effets de voix

Il voulait faire choeur à voix égale

et par fidélité à la voix du sang,

parler d’une seule voix.

Nicolas, face à cet éclat de voix,

tenta sans succès d’enfler la voix,

et lui dit à mi-voix,

d’une voix blanche,

tant la voix lui manquait

« Tu n’as pas voix au chapitre.

Tu n’as même pas voix consultative.»

Viré, Gérald en eut la voix brisée

et resta à jamais sans voix

Le pauvre porte-parole aurait dû maîtriser sa voix

et comprendre que la voix passive

vaut parfois mieux que la voix active.

Un poilu

Gaspard Plouviard ancien poilu

Est souvent de mauvais poil.

Toujours il démarre au quart de poil

Lorsqu’on le prend à rebrousse-poil.

Jadis dénommé poil de carotte,

Il n’a désormais plus un poil sur le caillou

Mais a en revanche du poil aux pattes.

Jamais pour un travail il ne se bougera d’un poil.

Pour lui, les patrons sont des poils de cutter.

Toujours à vous prendre à contre-poil.

Des vrais poils à gratter

Qui vous obligent à être pile-poil à l’heure

Et à ne pas bouger d’un poil.

La seule chose que Gaspard trouve poilante

Et qui donc le rend de bon poil

C’est d’être à poil

Avec des nanas de tous poils

Qui le caressent dans le sens du poil.

Il jouit alors au quart de poil puis

Reprenant rapidement du poil de la bête,

Il continue de frayer sans un poil de sec.

Sans son poil dans la main

Et avec un peu plus de poil au cul

A un poil près, Gaspard eut été un grand acteur porno.

Hommage à Eugen

Texte présenté au Blues-Sphere le 2 février 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « La couleur »

Certains perçoivent les couleurs différemment de l’étalon établi.

C’est mon cas. Je suis daltonien. J’apprécie le beau en fonction de mes pentones singuliers.

Mais au-delà de la couleur, il y a la lumière qui est commune à tous.

Dès mon plus jeune âge, cette lumière m’a fasciné. J’ai trouvé, grâce à elle, le point de ralliement avec ceux qui sont censés percevoir le monde normalement.

J’ai toujours été envouté par l’ombre qu’elle produit, les nuances qu’elle apporte à la vie et sa participation à la consécration du beau.

Depuis l’enfance, je ne me suis jamais lassé d’admirer les levers et couchers de soleil, les ciels plombés de gris, les reflets contrastés laissés par des pas sur un sol enneigé.

Très tôt, j’ai éprouvé donc une sorte d’attraction magnétique pour cette lumière qui joue avec nous de ses charmes. Une forme d’ensorcellement. Je savais qu’un jour je l’apprivoiserais.

La vraie question était comment.

Sachez que si vous voulez vraiment maîtriser la lumière, le secret est de bannir les couleurs sauf le noir et le blanc. Un artiste comme Pierre Soulages l’a perçu au-delà du sens commun lui qui consacra la plus grande partie de son existence picturale à exprimer les reflets et la variation d’intensité du noir.

C’est donc à la lumière et à elle seule que je voulais me consacrer. A la lumière indissociable de l’ombre qui lui donne tout son éclat.

C’est la photographie qui m’a ouvert la voie vers celle à qui je consacrerai toute ma vie.

Dans le grenier de mes parents, j’ai commencé mes premiers tirages photos. Traiter la pellicule, sertir le négatif dans l’agrandisseur, le projeter sur le papier en choisissant le tempo, plonger le papier dans le bain révélateur puis immortaliser l’image dans le bain fixateur avant de laver le papier puis le sécher. Une forme de magie.

J’avais conscience que ce que j’avais saisi sur la pellicule se retrouvait figé dans un temps à la fois révolu et éternel. L’alternance du noir et du blanc capté par l’objectif était une forme de transposition de ces instants dans le monde des rêves.

Maîtriser la lumière m’a petit à petit conduit à la porte de ce monde des rêves.

Un matin, je me suis rendu au coin de l’avenue Jean-Baptiste-Clément et de la rue de Silly. J’ai montré mes photos.

Parmi les présents, il en fut un qui s’avoua conquis. Il devint mon maître.

Il tempérera mes ardeurs, m’obligea à la rigueur, m’initia à la patience. Car la maîtrise de la lumière n’est que patience. Avec lui, j’ai côtoyé les plus grands, ceux qui crevaient l’écran. Ceux qui offraient au commun, dans les salles obscures, la part de rêve que le monde leur refusait. Après quelques années, je suis devenu l’un des meilleurs directeurs de photographie œuvrant à Boulogne-Billancourt. J’ai travaillé avec les plus grands cinéastes, les plus grands metteurs en scène, les plus grand dialogistes, les plus grands acteurs.

Parmi les milliers de films en noir et blanc produits à travers le monde, l’un des plus réussis est selon moi « Quai des Brumes » de Marcel Carné sorti en 1938. Un chef-d’œuvre avec des dialogues de Jacques Prévert et un directeur de la photographie dénommé Eugen Schüfftan.

Celui-ci a largement contribué à la scène culte durant laquelle Jean Gabin déclare à Michèle Morgan : «T’as de beaux yeux, tu sais ». Par son talent, Eugen a sublimé, bien au-delà du monde de la couleur, l’un des plus beaux visages et des plus beaux regards du septième art.

Eugen Schûfftan fut mon maître.

Une sorcière d’un genre particulier

Texte présenté au Blues-Sphere le 5 octobre 2023 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Sorcier, sorcière»

Oui Monsieur le juge, je le reconnais, c’est moi qui ai transformé ma voisine en vipère. Ce me fut chose aisée. Elle en avait déjà la langue.

Vous me demandez de lui rendre son aspect originel. Alors là, jamais de la vie. Cette malveillante m’a traitée de vieille sorcière. Que je sois sorcière, je l’assume. C’est d’ailleurs de notoriété publique. Y apposer cet adjectif outrancier lié à ma décrépitude, je ne peux l’accepter. C’est la goutte qui a fait déborder le vase.

Vous ajoutez à ma charge un outrage à la maréchaussée lorsque cette dernière est venue m’arrêter sur dénonciation. Il ne me semble pas tragique d’avoir changé le képi des agents en bonnet de nuit et d’avoir fait disparaître leurs pantalons. Je suis quelqu’un de très susceptible et ils m’avaient pris de haut. Au lieu de me mettre à leur niveau et répondre par la violence, j’ai préféré l’humour. Je suis, sachez-le Monsieur le juge, souvent d’humeur taquine mais croyez bien que si je me suis permis cet affront aux forces de l’ordre, jamais je ne m’en prendrai à la magistrature. Ce n’est pas l’envie qui me manque de transformer votre nez en celui d’un cochon mais j’ai par-dessus tout un énorme respect des hommes de loi. Papa était avocat.

Vous constaterez que je fais preuve à votre égard d’une totale transparence. Je vous parle sans détour. J’espère qu’il en sera tenu compte lors de votre jugement.

Vous parlez de crimes mais je n’ai en fait tué personne. Cette médisante est toujours là, bien vivante. Elle a tout bonnement changé de forme au plus grand bonheur de certains, dont son mari et la majorité de ses voisins.

Ils n’auront plus à entendre ses quolibets et subir ses sautes d’humeur.

Lui surtout, qui depuis trente ans la supporte. Bienheureux homme, le monde est juste.  Dans son terrarium déposé sur le buffet de la salle à manger, elle sera toujours bien présente au sein de son foyer. Son épuisante logorrhée fera simplement place à des sifflements tenus largement couverts par le son du téléviseur.

Sachez que si j’utilise mes aptitudes particulières, c’est uniquement en cas de légitime défense. J’ai un code d’honneur hérité de ma grand-mère qui elle-même tenait ses pouvoirs des femmes de notre lignée.

Si je reconnais mes torts dans cette affaire, les autres pseudos- accusations à mon encontre et qui pèsent dans ce dossier ne sont que fabulations. 

Certains disent m’avoir vue une nuit de pleine lune danser nue aux abords des étangs du parc d’Avroy (1), lançant des incantations au ciel. Cela n’est que foutaise. Je n’ai aucun sens du rythme et je déteste la danse sous toutes ses formes. Les grandes inondations qui eurent lieu le lendemain ne sont dues qu’au hasard, croyez-le bien.

Aucune preuve n’existe non plus quant au fait qu’après une altercation avec le boulanger, ce dernier a connu une entérite de deux semaines qui trouverait sa source dans mes pouvoirs occultes.

Il en va de même de Monsieur le Curé qui ne pouvait accepter que je sois non genrée. Je ne lui ai jeté aucun sort lorsqu’il a quitté sa chaire de vérité et qu’il s’est cassé les deux jambes. La cause de son malheur serait plutôt à chercher dans son penchant pour la dive bouteille.

Car oui Monsieur le juge, je suis non genré. Si on se plaît à me qualifier de sorcière, cela n’est dû qu’à ma morphologie. Croyez qu’au fond de moi je me sens tout autant sorcier que sorcière et à la fois aucun des deux. Bien que je n’en sois pas un, mon cas s’apparente, oserais-je dire, à celui du sexe des anges. Quoi qu’il advienne, cela ne justifie pas le fait que je sois un danger pour la société.

Mais, si vous le voulez bien, Monsieur le Juge, arrêtons de palabrer.

Je ne changerai pas d’avis. Ma voisine restera ce qu’elle est et continuera à ramper jusqu’à la fin de ses jours. Le vrai problème, Monsieur le juge, c’est que vous ne croyez pas dans les pouvoirs de l’esprit. Comme beaucoup de vos contemporains d’ailleurs. Si tel était le cas, vous-même pourriez, par votre simple volonté, inverser le cours des choses. Cela est dit sans aucune critique mais comme simple fait.

Je plaide donc coupable et j’attends votre sentence.

Mais ma peine me sera légère car bientôt je ne serai plus de ce monde. Les médecins ne me donnent plus que quelques semaines à vivre.

Voyez-vous Monsieur le juge, je ne peux m’empêcher de sourire car d’ici peu je perpétuerai la tradition familiale et je serai brûlée.

Je sais qu’ils seront peu nombreux à mes obsèques mais les présents pourront dire : « Je suis allé à Robermont aujourd’hui (2). On a brûlé la sorcière mais qui était peut-être un sorcier. On ne sait. Par quelle diablerie pouvait-elle n’être ni homme ni femme mais aussi parfois les deux à la fois ? C’est un vrai mystère ».

Didier Joris

21 septembre 2023

1 Parc d’Avroy : Parc au centre de Liège

2 Robermont : Crématorium de la ville de Liège

Vacances zébrées

Texte présenté au Blues-Sphere le 1 juin 2023 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Les vacances»

Je n’ai jamais aimé les vacances… surtout en été. Je déteste cette période de léthargie où tout s’arrête, où nombre de mes semblables s’exhibent à moitié nus pour ensuite récolter les fruits narcissiques de leur exposition au soleil. « Mon Dieu, quel beau bronzage tu as. Où es-tu allé en vacances ? »

J’ai ainsi connu une maîtresse femme du nom de Josiane avec qui j’ai passé quelques années de ma vie dont de trop nombreux étés dans une station balnéaire du sud.

Du matin au soir, elle était couchée sur un grand essuie de bain, se badigeonnant de crème pour se protéger, mais surtout pour que son épiderme présente un teint parfaitement hâlé sans la moindre rougeur. Sa hantise était de voir sa peau pelée.

Après quelques jours, elle se dévoilait à moi avec un corps zébré. N’étant pas adepte de galipettes dans le noir complet, voir sa plastique magnifique ainsi striée indisposait grandement ma libido.

Levrette, missionnaire, pie, tigre ou indolent, quelle que soit la position, je jouais les abonnés absents. C’est ce que les sexologues appellent le syndrome du zèbre, un trouble transitoire majoritairement présent durant les périodes estivales. Il ne concerne pas que les hommes mais les femmes sont moins prédisposées à ce type de pathologie, les positions susmentionnées exposant dans une moindre mesure leur vue à une géographie masculine restée vierge de toute conquête solaire.

J’ajoute à cela que j’ai l’odorat délicat et que les effluves de noix de coco sur une peau huilée provoquent chez moi des haut-le-cœur. Cela me donne l’impression de faire l’amour avec un Bounty.

Bien sûr, Josiane ne pouvait comprendre mon mal-être, n’étant nullement affectée par le syndrome du zèbre. Elle était furieuse. Comment était-il possible, alors que nous étions en vacances, de ne pas en profiter pour assouvir, sans stress et sans contrainte, nos pulsions habituellement mises sous l’éteignoir ! Pour elle, vacances égalent plein de vitamines D et gymnastique artistique en chambre.

Je n’en pouvais rien. Chez moi, lait et chicorée n’ont jamais fait bon ménage. Je choisis l’un ou l’autre mais pas les deux.

Il nous fallait trouver une solution car ces vacances estivales mettaient à mal l’avenir de notre couple.

Je lui ai bien proposé de passer ces jours d’été dans un camp de nudistes. Jalouse, elle a rétorqué que je cherchais là une excuse toute faite pour me rincer l’œil, que c’était bien la preuve de mes penchants libidineux. Je lui ai alors suggéré de faire du banc solaire avant de partir en vacances mais elle m’a déclaré qu’il n’y avait rien de plus mauvais pour la peau. Quant à l’erythrulose présent dans les autobronzants, elle y était allergique.

Elle, de son côté, m’encourageait à conserver mes lunettes solaires lors de nos devoirs conjugaux.  Cela ne faisait qu’atténuer légèrement mon mal-être. J’avais l’impression d’être une mouche sodomique volant dans le brouillard. Je me trouvais grotesque d’autant que, Josiane ayant l’art de toujours s’agiter frénétiquement avant l’orgasme, mes besicles me tombaient régulièrement du nez. Ça me coupait encore plus mes effets et décuplait sa frustration de ne pas avoir atteint une plénitude tellement désirée.

Même le Viagra n’avait aucun effet.

Après trois saisons estivales, j’en avais vraiment marre. La quatrième année, à l’aube du départ vers les ciels du sud, j’ai prétendu avoir un lumbago digne de Thierry Lhermitte dans Le Dîner de Cons.

Je savais qu’en me faisant porter pâle pour cette question de bronzage, Josiane en prendrait ombrage. Elle n’a rien dit et a pris le grand couteau de cuisine comme arme vengeresse. Je dois mon salut à notre voisine qui me recueillit dans ses bras alors que, ensanglanté, je m’enfuyais vers la rue.

Quelques mois plus tard, le procès eut lieu. Josiane fut condamnée pour tentative de meurtre. Aucune circonstance atténuante ne fut retenue pour alléger sa peine, pas même le syndrome du zèbre.  

Elle passa quelques années à l’ombre. Cela me fit des vacances.

Didier Joris

26 mai 2023

Fleur de mai

Texte présenté au Blues-Sphere le 4 mai 2023 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Fleurs et premier mai»

Ses parents avaient choisi de l’appeler Fleur. Arrivée en ce monde un 1er mai, elle aurait tout aussi bien pu s’appeler Muguette mais, contrairement à aujourd’hui, l’heure n’était pas encore à l’inclusion.

Fleur Clermont, voilà qui sonnait bien. Un prénom simple qu’on retiendrait et qui, lié à cette date symbolique, serait pour elle le porte-bonheur de tous les instants.

La petite était un rayon de soleil pour son entourage. Toujours joyeuse, elle savourait la vie avec gourmandise. Chaque fois qu’on lui proposait des choix, elle répondait « je veux tout. » « Je veux tous les gâteaux, je veux tous les jouets, je veux tous les beaux habits du magasin, je veux tous les livres… »

Dès qu’elle commença à parler, ses premiers mots ne furent ni papa, ni maman, mais le verbe vouloir conjugué à la première personne du singulier et sur un ton ferme. « Je veux… »

Rien ne pouvait ou ne devait lui résister. Tout se devait d’aller selon son bon vouloir. Ses parents trouvaient là l’expression d’un caractère fort tandis que le commun y percevait les caprices d’une enfant gâtée.

Elle eut un parcours scolaire sans anicroche, faisant l’unanimité quant à ses capacités intellectuelles. Et lorsque ses professeurs mentionnaient son manque d’intelligence émotionnelle, ses parents interprétaient ces récriminations comme l’expression du souhait de l’éducation nationale d’instaurer un nivellement par le bas fondé sur la vision utopique d’une égalité des chances pour tous.

Pour Fleur, le monde n’était pas égalitaire. Il y avait les forts et les faibles. Les dominants et les dominés. Ceux qui dirigeaient et les autres qui se laissaient diriger. Ceux qui voulaient et les autres sans volonté.

Parmi ceux qui « voulaient », il y avait les privilégiés nés sous la bonne étoile du 1er mai. Elle était convaincue que ce jour particulier était celui des élus. Et au sein de cette élite, il y avait la fine fleur, ceux qui portaient un prénom inspiré du monde botanique.   

Dès qu’elle ressentit ses premiers désirs charnels, elle se laissa butiner par les premiers venus lui contant fleurette. Ceux-ci, au contact de sa corolle, en éprouvaient un ravissement certain. 

Ces amants de passage répondaient à sa sommation sans appel : « Je veux du sexe… » Au petit matin, un vide et une profonde amertume l’habitaient.

Déçue par ces rencontres sans lendemain, ne pouvant contenir ses pulsions, Fleur finit par s’autobutiner. Fin août, début septembre, elle parcourut les parcs et jardins de la ville, vêtue d’une simple robe printanière, sans porter le moindre dessous.

Elle s’asseyait au soleil, sur des bancs isolés, en écartant les jambes, confiante dans les pouvoirs de la nature et dans sa propre volonté. Le plaisir montait alors en elle et, avant d’atteindre l’orgasme, elle adressait cette injonction au ciel : « Je veux un enfant de moi seule. »

Son appel fut entendu puisque neuf mois plus tard un gros bébé vit le jour. C’était un 1er mai. Elle le nomma Narcisse. 

Didier Joris

3 mai 2023