In the restaurant

Charles Hoffbauer (1875 – 1957)   In The restaurant  (1905) Musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg

Elle porte sur moi un regard sensuel et un sourire engageant. Nous connaissons-nous ? J’en ai la vague impression. Est-ce durant cette existence ou dans une autre vie ? Je ne m’en rappelle et d’ailleurs n’en ai cure.

Sa main caressant négligemment l’arrière de sa chevelure paraît pour une invite. Ses yeux aguicheurs ne sont motivés que par le souhait d’accrocher les miens, pour que je la contemple, pour que je marque ma confusion ou un léger sourire complice qui la rassurera sans doute sur sa beauté et tout son être.

Elle semble être ce genre de femme toujours en quête de reconnaissance et qui plus tard refusera le poids des années et l’effritement de son pouvoir de séduction. Son habit moulant met en valeur son corps, la luisance de sa parure m’offrant de détourner mon regard du sien pour découvrir ses formes. Les hanches surtout qui laissent deviner une démarche chaloupée pourtant emprisonnée dans une parure de sirène. Tout est couvert sauf les épaules et le cou offert par l’échancrure de sa robe à l’étoffe chatoyante laissant deviner une peau douce qui aime s’offrir à l’amour, la rose rouge sur son sein droit incitant aux découvertes interdites. Ces atours seront bien vite protégés par le châle vaporeux présenté galamment par celui dont je pressens devenir rival.

Homme du monde, il fait montre d’une élégance bourgeoise, peut-être aristocratique, de celui bien né à qui rien ne peut résister. Peut-être n’est-il qu’un arriviste, un parvenu, un Rastignac conquérant. Qu’importe au fond. Il me jette un regard pédant, me jaugeant avec dédain, craignant sans doute un nouveau concurrent potentiel. Me toisant ainsi, son cigare entre les dents, il veut m’impressionner, gorgé de sa suffisance issue d’une quelconque fortune offerte par le destin. Mais il redoute ma présence. Il sait que je suis entré dans la toile du maître et en suis maintenant le prisonnier, que je suis véritablement avec eux dans le restaurant.

Son souhait est que je ne sois pour lui qu’un spectre évanescent comme tous ceux qui chaque jour défilent en ce lieu mythique ; pour elle une éventuelle nouvelle chimère qui jamais ne verra naître une véritable passion. Elle est sa chose, sa possession, son jouet. Peut-être en est-il éperdument amoureux et jaloux. Vraisemblablement a-t-il des doutes sur les sentiments qu’elle lui porte. Comprend-il déjà que je suis conquis ? Pressent-il son jeu de séduction à mon égard, lui qui ne peut voir le regard complice qu’elle m’adresse ?

Quelque peu mal à l’aise, je semble m’intéresser aux autres hôtes présents dans la salle, les observant à la dérobée, constatant qu’eux aussi n’ont d’yeux que pour ces convives sur le départ. Au fond de la pièce, un homme seul les scrute discrètement, le regard caché par des petits lampadaires dont les ampoules couvertes par un abat-jour orange contribuent à l’intimité du moment. Et puis il y a ce couple bien établi, dont les liens doivent connaître l’usure du temps, tous deux vraisemblablement animé par une forme d’envie ou de jalousie. Envie pour lui d’être accompagné de si charmante façon et jalousie de ne pouvoir être chevalier servant de la belle. Envie pour elle d’être courtisée de même et jalousie ou plus probablement regret de ne plus pouvoir offrir ce que le temps lui a repris ; flash-back vers un passé si proche où elle aussi jouissait toujours des privilèges de la jeunesse.

Mais voilà que maintenant ce trio paraît me regarder. Je détourne alors les yeux, semblant porter attention au serveur servile, au reste des agapes présentes sur la desserte à ma gauche et aux sept roses blanches trônant sur la table qui eurent le privilège de toutes les confidences. J’imagine les propos du repas. Ils parlèrent sans doute projets, surtout des siens, de ses chers amis, de ses affaires, de sa fortune qu’il apporte comme élément rassurant pour la pérennité de leur relation naissante. Elle sait qu’elle sera couverte d’or, qu’il sera à ses pieds mais elle a conscience que ce ne sera que pour un temps car elle a l’expérience de ce genre d’amour, de ce genre d’homme. Peut-être est-ce pour cela qu’elle veut accrocher mon regard. Peut-être pour s’offrir la possibilité d’un autre avenir car elle sait que je reviendrai, qu’à chaque visite à Saint-Pétersbourg, j’irai la retrouver.

Il me tarde déjà d’y être.

Témoignage d’un cocu congénital

Je l’ai rencontrée le jour de son anniversaire, par l’entremise de sa grand-mère qui se chargea des présentations. J’avais séduit la vieille alors qu’elle faisait des courses avec son mari et qu’elle parcourait mon magasin. « Mon Dieu mais qu’il est charmant. Je suis certain que qu’il plaira à Delphine. Allez hop Jean-Jacques, on l’emmène pour la fête de ce soir ». Je n’avais eu d’autres choix que de les suivre. Femme de caractère et de moyens à qui rien ni personne ne pouvait résister, elle me prit par le bras et m’amena à la rencontre de sa petite fille, une délicieuse donzelle qui dès le premier regard fut conquise par mon sourire, mes yeux coquins et mes oreilles légèrement décollées qui ne pouvaient qu’accueillir les confidences. Et en matière de confidences, elle en avait à faire la petite Delphine. Un cœur gros, un cœur chargé qui n’avait qu’une envie, celle de s’épancher sur une épaule forte et bienveillante.

Dès la fin du repas, elle m’emmena dans un coin du salon m’expliquant au creux de l’oreille combien elle était heureuse de ma présence dans cette famille de monstres qui l’asservissait à la bienséance bourgeoise. Faire attention à son maintien, ne jamais prononcer un mot plus haut que l’autre, ne jamais contester l’autorité familiale, suivre les dictats des aînés était son quotidien alors que son seul souhait était de vivre dans l’insouciance. La pauvre étouffait. Mais ce dont elle souffrait le plus, c’était de la présence imposée d’un beau-père adulé par une mère potiche, un pédant qui n’avait pour lui que des bourses bien garnies héritées d’une fortune familiale à laquelle il n’avait en rien contribué. Elle m’expliqua par le détail sa solitude, son envie de voir son cher papa revenir pour que tout redevienne comme avant, son souhait d’assassiner l’intrus source de tous ses maux.

Je savais d’expérience que son pauvre paternel ne regagnerait jamais ni son foyer ni le cœur de sa pétasse d’épouse mais je m’abstins de lui faire part de mon sentiment. J’avais été à bonne école. Comme disait grand-père : « Les jolies femmes, c’est comme les grands hommes, elles appartiennent à l’humanité ». Mon vieux, son fils, m’avait aussi éduqué dans la retenue de tout amour idyllique : « Avec ta gueule passe-partout, ton sourire perpétuellement affecté, ta gentillesse naïve, tu feras toujours un parfait cocu. Tracasse, de toute façon on est tous comme ça dans la famille. Il faudra t’en faire une raison. C’est congénital. Chez nous, on nait cocu de père en fils. Quelle que soit ton orientation sexuelle future, tôt ou tard tu seras abandonné. » J’avoue avoir eu bien du mal à comprendre et donc à accepter un tel discours fataliste qui avait l’art de m’agacer. Cependant, mon père avait raison et la preuve m’en fut donnée avec le temps et l’expérience.

Les premières années, tout alla pour le mieux avec Delphine. Dès le premier soir de notre rencontre, nous avons partagé sa couche avec l’assentiment de sa mère qui, disait-elle, était subjuguée par mes yeux rieurs et ma grande taille. Cet accord tacite et si rapide dans une cette famille bien-pensante m’étonna et me mis sur mes gardes. Je soupçonnais cette garce sur le retour ou sa vielle mère d’ourdir à mon encontre un complot cougardien. Il n’en fut heureusement rien et nous pûmes vivre sans contrainte notre amour naissant, nous apprivoisant au fil du temps.

Par respect, je n’ai pas touché Delphine. Ni le premier jour, ni d’ailleurs les jours, les mois et les années qui suivirent car Delphine voulait se réserver pour celui qui serait l’élu définitif de son cœur. Je mettais cela sur le compte de son éducation rigoriste qui n’avait pas intégré la laïcité dans la chaleur des couettes. Je me résonnais, estimant qu’il était normal qu’elle veuille avoir la certitude que je serais toujours son fidèle complice et qu’elle usait ainsi du temps pour me mettre à l’épreuve. C’est tout au moins le mensonge auquel j’aimais croire.

Elle avait une telle confiance en moi que je partageais jusqu’à l’intimité de ses plaisirs solitaires, y contribuant parfois lorsqu’elle frottait sa toison chatoyante contre mon corps velu pour ensuite, apaisée, déposer un baiser sur mon front avant de s’endormir. J’en éprouvais fierté et satisfaction. Je n’en désirais pas plus car, inexpérimenté et sans doute bloqué par son souhait de réserve, je ne pouvais guère lui offrir plus.

Mais je la savais à la recherche de l’élu parfait qui hantait ses pensées et, au fil du temps, cette compétition latente avec un rival potentiel me faisait souffrir car elle m’enlevait toute perspective exclusive. Elle tentait parfois de me rassurer, sans doute pour se rassurer elle-même, surtout dans ses moments de déprime. « Jamais je ne t’abandonnerai me disait-elle les soirs de gros chagrin alors qu’elle se disputait avec sa mère… jamais… tu m’entends… jamais ».

Mais comme le déclare l’adage, il ne faut jamais dire jamais. Un jour de mai, Paul entra dans sa vie. Elle ne m’en a pas parlé directement mais j’ai surpris quelques conversations téléphoniques durant lesquelles je l’ai entendue glousser, de ses gloussements satisfaits qui laissent entrevoir qu’un coq s’invite à la fête.

Bien sûr, je savais que notre histoire n’aurait qu’un temps et qu’il nous faudrait tôt ou tard nous séparer. Nous nous étions connus trop jeunes. N’empêche, on a beau faire, on s’attache, on s’imagine, on fantasme, on se projette. On voudrait ne plus former qu’un pour que cet un se confonde en un moment de toute éternité. Mais trêve de philosophie et d’espoirs vains. Cet infâme Paul prenait de plus en plus de place dans la vie de Delphine que je sentais tiraillée entre notre amour solide mais platonique et ce mirliflore aux pieds puants. Car des pieds, il puait et je peux en attester moi qui par dépit accepta cet amour à trois jusque dans les draps. J’avais tort, je le savais mais comment refuser ce triolisme sans être coupé de celle qui égayait mes jours et mes nuits depuis si longtemps. C’était pour moi pénitence d’assister à leurs ébats auquel ils m’invitaient parfois, me tirant de mon rôle de voyeur consentant mais néanmoins souffrant. Quelle horreur d’entendre cet idiot grogner et jouir en priorisant son propre plaisir sans penser à celui de Delphine qui le suppliait d’être moins empressé.

J’avais honte de moi, de mon manque de courage. J’ai même envisagé de mettre fin à mes jours en utilisant le six coups que son jeune frère, un débile de première, cachait dans sa chambre. Mais à quoi bon. À quoi bon aussi les tuer tous les deux en étendant éventuellement le carnage aux autres pompes l’air de la famille ; au fêlé de frangin, au cuistre de beau-père, à la cougar nunuche, à la vioque entremetteuse et son prince consort. À quoi bon… je me raisonnais en pensant à papa qui me disait souvent : « C’est notre chemin de vie de souffrir en silence. Sachons, fils rester dignes malgré les épreuves ».

Résigné, j’endurais donc les frasques de cet imbécile imberbe avec l’espoir que Delphine se lasse et redevienne tout à moi. Mais les mois passèrent et rien ni fit. Elle parlait même à demi-mot d’enfants. Imaginez-vous ma peine, moi qui adore les mouflets.

Et puis un jour, elle a ouvert la porte du placard et a sorti sa vieille valise. J’ai cru qu’elle s’en allait, pliant bagage pour aller vivre chez lui. Mais la valise était pour moi. Elle m’a regardé, à poser un dernier baiser sur mon front en me disant : « Fallait bien un jour que je me décide. J’espère que tu seras là pour mes enfants et que tu leur plairas ». Puis elle a refermé la valise et m’a rangé dans le placard. Comme disait papa : « Dur dur la vie d’un ours en peluche. »

Destins scatologiques

Dès ses premiers pas, un petit pot de plastique attendait Grégoire Tardivet face à la porte des w.c. .  Lorsque son père allait au lieu d’aisance, tout était fait afin de l’encourager au mimétisme scatologique dans l’attente impatiente d’une première création personnelle à l’air libre.

Ce jour arriva rapidement et cette œuvre primale était digne des plus grands. Forme harmonieuse et ferme, couleur inspirante pour le commun des constipés, sens de l’esthétique dans son positionnement central au sein du réceptacle, proportion juste en regard des règles de perspectives généralement admises dans les arts plastiques. On reconnaissait là la patte d’un génie en devenir.

Ce fut lors de cet avènement jour de gloire pour Grégoire et instant de satisfaction total pour ses géniteurs. Un véritable triomphe familial. Sa mère en pleurait de joie et son père bombait le torse. « C’est mon fils et je suis vraiment fier de lui. » proclamait-il bien fort « Ha oui, nous avons de la chance. Grégoire est en avance. Il est déjà propre et parle comme un enfant de cinq ans. » ne cessaient-t-ils de répéter. L’événement fut applaudi par toute la famille et une fête organisée sans attendre malgré la date toute proche de son anniversaire.

Peu de temps après, Grégoire qui avait rejoint la crèche communale se fendit un soir après repas d’une logorrhée rythmée de « Chier, caca caca, chier… » sous les regards horrifiés de ses parents.

« Grégoire, on ne dit pas chier ou caca. C’est commun, vulgaire. C’est sale ! »

Popo à la rigueur, mais caca alors là, non mon chéri, ce n’est pas bien ! C’est vraiment sale. On doit dire : “Poum. Je veux faire poum.” “Papa, maman, est ce que je peux aller faire poum s’il vous plait. Pas caca, poum, poum” Et lui, conditionné par ce ferme rappel aux règles de la bienséance issue de principes d’éducation congénitaux se dut bien sûr d’user de cette terminologie peu commune à chaque appel des sphincters.

Après sa première création personnelle immortalisée en photo et hissée au rang d’œuvre d’art sur les réseaux sociaux, voilà donc le deuxième élément qui distingua Grégoire des autres. Les autres faisaient caca ou chiaient, lui faisait “poum”. Comme on ne cessait de lui seriner qu’il était en avance sur son âge, cela fit naître en lui un incommensurable orgueil et un inaltérable intérêt pour la chose scatologique à l’origine du fossé qui, au fil du temps, se creusera avec ses petits camarades. Très vite, sa suffisance se confirma et le confina dans une forme de repli social car tous évitaient sa compagnie peu avenante.

Il mit alors toute son énergie à œuvrer au développement de l’entreprise familiale sous le regard bienveillant et émerveillé de ses parents toujours admiratifs face à leur si exceptionnel descendant. Le monde de Grégoire se limitait ainsi aux murs de l’usine de chocolat Tardivet et à ses deux compagnes et confidentes qu’il retrouvait le soir. Ses deux chiennes. Une chinchilla et une chihuahua.

Cet univers restreint semblait lui convenir et lui apporter toute satisfaction. Ses employés par contre souffraient de son manque d’empathie et de la façon hautaine dont il les traitait.

Son obsession scatologique inconsciente le portait à vérifier régulièrement le taux d’utilisation du papier toilette, la propreté de la porcelaine et la fermeture des couvercles qui se devaient d’être parfaitement clos après toute occupation du lieu d’aisance. Il ne manquait d’ailleurs pas de faire un affront public au malheureux qui, par inadvertance, aurait oublié ce qu’il considérait comme le plus élémentaire respect, la base principale de la vie sociale dans une société moderne : le respect des lieux d’aisance.

“Le respect des lieux d’aisance est la marque des civilisations avancées et des entreprises performantes. Tout commence là.” se plaisait-il à souligner. Son personnel l’avait ainsi affublé du surnom de “Vespasien”, cet empereur romain à l’origine des premiers endroits publics destinés à la satisfaction des besoins naturels et à qui est attribuée la célèbre phrase : “l’argent n’a pas d’odeur”. Son personnel le traitait sous le manteau de chiure, de faux-cul, de pète-sec, de sac à merde, de petits merdeux, d’étron…Lui ne digérait ni son sobriquet impérial ni ces insultes qu’il considérait comme diffamatoires. Lorsqu’il avait vent de tels propos, il ne manquait pas de licencier l’irrespectueux pour faute grave sans prendre conscience de la portée exacte de ces impertinences qui n’étaient que l’expression du reflet qu’il donnait aux autres et dont l’origine remontait à sa prime enfance.

Outre cet intérêt évident mais inconscient pour l’excrétion, Grégoire aimait la lecture, particulièrement les récits romanesques qui depuis tout petit lui permettaient de fuir un monde dont il se savait intuitivement marginalisé. Balzac, Flaubert, Hugo, Stendhal, Zola, Dumas, Bartelt, Tolstoï, Gide, Dostoïevski, Faulkner, Mauriac, Simenon, Orwell, Sagan, Céline… Grâce à eux, il s’évadait dans des univers parallèles au combien plus excitants que son morne quotidien.

Ce quotidien bascula toutefois le jour où, faisant après journée sa tournée d’inspection des locaux, il découvrit dans les w.c. des dames, à l’arrière de la chasse d’eau d’un des sièges d’aisance, un exemplaire d’un monument de la littérature : “A la recherche du temps perdu” de Marcel Proust. Il en fut bouleversé et se demanda laquelle de ses quarante-trois employées avait le bon goût de fusionner le plaisir de la lecture à celui de se soulager d’un besoin naturel. Il ne faisait pour lui aucun doute qu’une telle femme ne pouvait qu’être pétrie d’un évident savoir-vivre devant inciter à l’indulgence malgré un non-respect du règlement de travail. Il décida de laisser le livre en place mais n’en fut pas moins interpellé. Il médita longuement sur cet incident et perçut dans le titre du chef d’œuvre découvert un signe que sa vie devait changer.

“Que de temps perdu depuis l’enfance. Je suis seul avec mes deux chiennes et mes héros de papier, incapable d’avoir avec autrui des relations harmonieuses qui me conduiraient au bonheur. Pourquoi en est-il ainsi ? Quelle est l’origine de ce mal être qui prend maintenant totalement possession de moi ?”

Lui d’habitude si sûr de sa personne se retrouvait à douter de tout et de rien. Que de temps perdu mais aussi que de temps encore à perdre s’il se maintenait sur la même voie. Il ne savait comment agir et cette situation inextricable lui pourrissait la vie au point d’en être constipé ce qui en trente-sept ne lui était jamais arrivé.

Il décida alors de consulter son médecin de famille qui l’envoya se confier à un confrère psychiatre dont le verdict fut sans nuance : “Vous avez pour seule Madeleine de Proust l’odeur nauséabonde d’une création qui depuis toujours vous enferme psychologiquement au stade anal. Le fait que votre avare de père, sous couvert d’un pseudo respect de l’environnement, sciait l’annuaire téléphonique en deux et, avec un crochet de boucher, en suspendait les feuilles au w.c. familial afin de servir de papiers toilette a contribué à votre isolement social. Vous avez en effet inconsciemment souffert de devoir vous torcher le derrière en présence de cette foule d’inconnus qui découvrait votre intimité la plus chère avec pour vengeance de votre part le plaisir inconscient de les dominer en salissant leur nom. Votre dialectique particulière, ce fameux ‘Poum’ pour désigner cette action usuelle vous a coupé des réalités communes. Votre mère, en vous poussant à toujours aller en public sur votre ‘trône’ de plastique et en vantant vos capacités précoces en matière d’hygiène personnelle, a fait de vous un enfant roi. L’événement que vous vivez au sein de votre entreprise est une porte de sortie inespérée pour vous délivrer des entraves du passé.”

Grégoire Tardivet comprit très vite qu’il lui fallait saisir cette chance. Dès le lendemain, il décida de fermer son wc particulier attenant à son bureau pour fréquenter en sifflotant ceux du personnel. Il se fit proche de tous, souriant, blaguant avec l’un, en complimentant un autre. Tous furent interpellés par ce changement de comportement inattendu qui, quelque semaine plus tard, trouva explication lors de la fête du personnel. Il y déclara qu’il souhaitait désormais adopter un management plus humain, plus proche et plus compréhensif. Que c’était pour lui un bonheur immense de travailler avec des gens aussi exceptionnels. Que c’était surtout grâce à l’une parmi eux, admiratrice de Proust, que l’entreprise connaissait ce renouveau. “Mais je n’en dirais pas plus, sinon que cette dame ou demoiselle, inconnue en mon chef, a toute ma gratitude et celle de notre société.”

Ainsi, un livre avait changé le cours de la vie d’une entreprise et celle de son patron. Ce dernier finit par découvrir celle à qui il devait sa délivrance. Leur amour de la littérature et du lieu d’aisance se conjugua bien vite pour former un couple qui donna naissance à des jumeaux. Quelle ne fut pas la jubilation de Grégoire Tardivet lorsque, bien avant l’adolescence, sa descendance voulait marquer son individualité et son opposition aux règles par des : “Fais pas chier M’man” ou “Fais pas chier P’pa”.

Sûr que ces deux-là étaient bien dans leur peau et promis à un très bel avenir.

Le triangle des certitudes

J’aime me rendre dans un petit café un peu vieillot, aux murs couverts de carrelages de Delft, aux banquettes de moleskine et aux tables de chêne épais. Il est à la base d’un triangle isocèle presque parfait constitué sur son côté gauche de l’Université et sur celui de droite du Théâtre de l’Émulation devenu Grand Théâtre. De cette forme géométrique simple s’exprime la quintessence de la vie telle que je la conçois.

À gauche, la connaissance, l’analyse, la prospective, la raison, la gardienne du savoir. En face, l’imagination, la transcription des sentiments, la confrontation, l’interprétation subjective.

À la base comme je l’ai dit, mon bistrot, la synthèse idéale de ces deux mondes.

À l’intérieur de ces remparts, une place et l’effervescence inconsciente de la cité. Au centre, un monument presque oublié, mais aussi une plaque et une date rappelant la lutte pour la liberté.

Un triangle repose toujours sur sa base qui sert d’appui à ses côtés. C’est sans doute pour cela que j’aime ce café qui sert de socle à mon univers.

J’y refais le monde mieux que nulle part ailleurs, en partageant les plaisirs du vin ou de la bière. Je m’interroge souvent sur cette nécessité que nous avons, nous les humains, à vouloir remodeler la création alors que celle-ci est parfaite. Pourquoi vouloir l’adapter à ce que nous sommes ou souhaitons être alors que ce serait si simple de nous conformer à ses lois. Être soumis est un défi que les Soufis ont bien compris, eux qui font de leur vie un combat pour s’inscrire avec respect dans la volonté de cette nature parfaite.

Si donc il faut refaire le monde, c’est en modifiant nos attitudes pour qu’elles s’inscrivent dans le développement harmonieux du Tout, en se battant contre nos propres injustices.

À ce propos, il y a deux mille ans, il y eut un homme qui voulut ainsi changer le monde et qui, paraît-il, reviendra parmi nous un jour, à l’heure du jugement dernier. J’espère que cela se passera sur une petite place en triangle, avec à gauche la raison et à droite l’imagination, mais surtout avec à la base un petit bistro où l’eau sera à nouveau changée en vin.

Les contraires se ressemblent

Il est souvent dit : « qui se ressemble s’assemble », mais aussi « les contraires s’attirent ».

Voilà deux maximes totalement antinomiques qui jettent le trouble pour qui doit un jour faire des choix cruciaux, particulièrement en amour.

J’en veux pour preuve le récit qui suit et qui m’a été rapporté par une amie qui le tient elle-même de la nièce de sa cousine qui est musicienne à l’Orchestre Philharmonique.

Cette jeune femme brillante du nom de Julie, Premier prix du Conservatoire et d’une beauté plastique à émouvoir un artiste peintre paysager, a désormais trente-deux ans mais connu bien des déboires en ne respectant pas d’abord cette fameuse maxime des contraires et en choisissant au départ celle des ressemblances.

Voici son histoire telle qu’elle me fut relatée.

Julie est tombée amoureuse du premier violon du Philharmonique. Le premier violon, c’est le bras droit du chef d’orchestre, un rôle majeur quand on sait qu’un tel ensemble musical est une véritable entreprise. C’est l’adjoint du patron ! C’est lui qui s’occupe des détails journaliers avec pour fonction le respect de la hiérarchie, principalement avant toute représentation ; par le salut du chef d’abord et par la validation de l’accord parfait du «la » donné par le hautbois ensuite.

Elle a tout de suite été séduite par Herbert.

D’abord parce que Herbert est beau avec son catogan qui lui donne un air désinvolte malgré l’importance de sa fonction. Ensuite parce qu’il est ambitieux et qu’il voudrait un jour être lui aussi chef d’orchestre. Il a commencé dans les fosses de l’Opéra et le voilà, après quelques années seulement, à la lumière des plus grandes scènes. Enfin, ils ont cette passion commune du violon, car j’ai omis de dire que Julie est violoncelliste.

Ils se donnèrent l’un à l’autre après la répétition d’une œuvre de Mozart, alors que Julie, tête en l’air, avait oublié son archet à la maison.

Passons sur les premiers mois de roucoulements qui, vous l’imaginez, furent comme toujours d’une harmonie parfaite, appréciée d’autant plus par ce jeune couple à l’oreille musicale avertie. Mais cette harmonie n’eut qu’un temps et fut suivie d’une cacophonie tant privée que professionnelle.

Le chef d’orchestre s’en rendit compte et convoqua son premier violon. « Herbert, il faut agir et sans attendre. Vous devez absolument trouver un accord avec Julie, quel qu’il soit, mais cela ne peut durer ! »

En matière d’accord, au-delà du « la » qui donne le ton, le couple était bien dépourvu d’expérience. Sur base des conseils d’un ami compositeur spécialisé en musique de film pour comédie sentimentale, ils ont rencontré un psychologue renommé, expert en thérapie de couple.

Son constat dès la première séance fut sans appel : « Vous devez accepter vos différences malgré vos ressemblances. Pour ce faire, vous devez impérativement accorder vos violons. »

Après deux séances, Julie expliqua que le fait que Herbert joue du même instrument qu’elle et la domine par un lien hiérarchique entraînait chez elle un sentiment d’infériorité incompatible avec sa vision d’égalité entre un homme et une femme.

Après réflexion, le psy dit à Herbert : « Ne jouez plus du violon, essayez un autre instrument, au moins en privé pour commencer, j’insiste en privé. »

Ne sachant que manier le violon, mais, dans un esprit constructif, Herbert proposa la contrebasse, instrument proche qui dans l’orchestre joue un rôle important, mais bien moins reconnu en tout cas que les violons, qui plus est le premier violon.

Il y eut une amélioration dans leur vie de couple, mais après trois mois et trois séances de psy à cent trente euros, Julie craqua à nouveau.

« Il m’impressionne toujours docteur, mais cette fois par la taille de son instrument. Vous comprenez, je fais un transfert. Je sais, c’est freudien, mais je ne peux m’empêcher le parallèle entre la taille de son instrument de musique et… enfin vous comprenez. Pourtant, malheureusement, rien à voir entre les deux. » Cette confidence ne fit naturellement qu’envenimer les relations entre les tourtereaux.

« Bien sûr, je comprends » dit le médecin. « Le problème c’est que nous n’avons pas changé de paradigme. Vous en êtes restés aux instruments à cordes. Il faudrait que l’un d’entre vous essaye ou les cuivres ou les percussions, ne fusse qu’en privé, j’insiste en privé. »

Herbert, par amour pour Julie, lui promit d’apprendre le vibraphone et tomba amoureux de cet instrument. En quelques mois, il atteint la virtuosité d’un Lionel Hampton, d’un Paolo Conte ou encore d’un Sadi Lallemand. Il ne trouva plus aucun intérêt dans le violon et quitta le Philharmonique. Conscient de la portée de son geste et des sacrifices qu’il fit pour elle et pour leur couple, Julie le suivit en lui promettant de créer ensemble une nouvelle vie avec un nouveau projet.

Avec quelques amis fidèles, ils ont ainsi revisité le répertoire du jazz manouche en lui offrant une tonalité si particulière qu’ils se hissèrent souvent au somment du box-office.

Depuis, ils se produisent partout dans le monde, faisant salle comble dont un soir dans le petit club de jazz que je fréquente, le Jacques Pelzer, sur les hauteurs de la ville. Connaissant leur histoire, qu’il était beau de voir la complicité qui les unissait, eux qui pratiquaient des instruments pourtant fort différents.

Ils se sont produits partout dans le monde, faisant salle comble dont un soir dans le petit club de jazz que je fréquente, le Jacques Pelzer, sur les hauteurs de la ville. Connaissant leur histoire, qu’il était beau de voir la complicité qui les unissait, eux qui pratiquaient des instruments pourtant fort différents.

De ce récit, on peut conclure avec certitude que seuls les contraires s’attirent, mais qu’il faut auparavant en accorder les violons.

 

 

Ma coiffeuse hellénique

J’ai la chance d’avoir encore quelques cheveux épars, surtout au bas de la nuque. Cet état de non-calvitie totale m’offre toutes les trois semaines le plaisir de me rendre chez Koula, ma coiffeuse.

Koula est une femme pétillante dont les origines grecques, proches de Thessalonique, ont bercé l’ADN d’une capacité d’écoute et d’interprétation de la vie que seuls les philosophes de son pays d’origine ont léguée au monde à l’avènement de notre civilisation.

Sa perception de l’univers est faite de bon sens et de sens commun. Nulle problématique, qu’elle soit économique, sociale ou politique ne peut trouver de solutions auprès de son approche basée sur une analyse simple de causes à effets.

Ce huis clos quasi mensuel me permet de canaliser interrogations et émotions les plus sensibles qui, au gré d’un shampoing et d’une coupe de cheveux et sourcils, trouvent réponse les plus manifestes.

Je me suis souvent demandé d’où venaient les connaissances de Koula.

De toute évidence de son ADN hellénique. Sans doute aussi des revues people qu’elle parcourt avec critique entre deux rendez-vous. Mais surtout, je pense, d’un profond sens de l’écoute et d’une capacité d’intégrer les histoires de chacun sans poser aucun jugement, mais en reliant ces parcours de vie et en y trouvant une cohérence qui explique le monde actuel et futur.

L’idéal, lorsqu’on écrit, est d’avoir des cheveux, car il n’est de meilleur lieu pour remettre en question ses certitudes qu’un salon de coiffure, idéalement à la gérance hellénique.

Contrariété dominicale

S’il est un plaisir du dimanche matin, c’est bien celui d’acheter ses croissants frais chez un vrai maître boulanger.

Il s’agit d’un petit bonheur simple qui constitue pour beaucoup un rituel plus qu’une habitude.

À notre époque, à défaut de messe, le petit déjeuner dominical fait souvent office d’office. Me voilà donc, dans ma traditionnelle boulangerie, attendant mon tour avec devant moi un vieux monsieur, habitué des lieux et heureux lui aussi à la perspective de l’agape matinale du septième jour.

Rien n’est cependant plus contrariant que de briser un acte coutumier et lorsqu’il fut dit au malheureux qu’on avait omis de lui réserver le grand pain rond qu’il commandait traditionnellement, le désarroi, l’incompréhension puis la colère l’envahirent.  Rien n’y fit, même pas le fait de remplacer son grand pain rond par un pain carré à la recette et au poids pourtant parfaitement identique. À son grand dam, ce jour-là, les grands pains ronds s’étaient vendus comme des petits pains.

Il s’en alla donc furieux, à la recherche d’un autre boulanger, incapable d’envisager la perspective que son pain puisse changer de forme.

Voilà une histoire qui ne mange pas de pain, mais qui prouve au combien il n’est guère facile de changer ses habitudes. À l’avenir, le brave homme fut, d’après son épouse, plus précis dans sa prière de l’aube : « Seigneur, donnez-nous aujourd’hui, au Fournil du Boulevard, notre habituel grand pain rond quotidien de 800 grammes. »