Bienvenue en stupidocratie.

La semaine dernière, mon lave-vaisselle étant en panne, j’ai reçu la visite d’un technicien à la compétence avérée, mais surtout à la volubilité digne d’une pie au plus beau jour de l’été.

Alors qu’il avait enclenché un programme afin de tester la fiabilité de son intervention, cet impénitent bavard ne cessa de me parler de son entourage étrangement peuplé d’un très grand nombre d’abrutis.

Son frère sans emploi qui passait son temps devant ses écrans, un voisin qui n’avait jamais rien fait de sa vie sinon se promener à vélo, un cousin éloigné qui, l’été, se baladait torse nu en ville pour arborer ses pectoraux.

Tous des abrutis…

Son discours m’interpella et ma première pensée fut que cet homme de l’art électroménagiste substituait le traditionnel vocable de con à celui d’abruti. Sans doute s’agissait-il chez lui d’un tic de langage, une forme d’affection qui touche un très grand nombre, mais qui chez certains prend des formes plus perceptibles.

Après son départ, ce mot d’abruti, peu usité, tourna en boucle dans mon esprit au point de m’inciter à compulser le dictionnaire afin d’en obtenir la définition exacte.

 Abruti  

     adj m 

1    aux facultés intellectuelles déficientes ou amoindries 

2    rendu stupide, par le bruit, par la fatigue… 

     nm 

3    stupide 

Pour bien en saisir le sens, je l’ai ensuite confronté au mot con afin d’y déceler les similitudes et éventuelles différences.

Con  

     adj m 

1    très familièrement stupide, imbécile 

     nm 

2    grossièrement   sexe féminin 

3    grossièrement   personne très sotte, très stupide

En examinant ces définitions, je n’ai pu que déplorer un manque de précision permettant de clairement différencier le con de l’abruti.

Pour affiner la signification de ces mots, il me fallut donc m’en référer à ma propre expérience basée sur l’observation de mes semblables. Je vous livre dans les quelques lignes qui suivent le fruit de mes constatations. Afin d’en assurer une meilleure lisibilité, je m’abstiendrai d’avoir recours au langage inclusif bien qu’aucune exclusive sexiste n’ait cours en ce domaine. Que les connes et les abruties me pardonnent.

Après de profondes réflexions, j’en déduisis dans un premier temps que l’abruti est une forme de con et que le con peut être lui-même, optionnellement, un abruti.

Les éminents gardiens du langage signalent toutefois que l’abruti est rendu stupide par le bruit, par la fatigue, etc. Son état se dégrade au travers de ses addictions. A l’inverse le con ou connard doit son état à des origines généralement congénitales ou de contagion sociale.

Ce qui est déplorable, c’est que l’abruti n’en a pas vraiment conscience. Il prend ainsi plaisir à faire travailler son esprit en boucle en regardant par exemple, du soir au matin, les chaînes d’information en continu ou en s’agrippant à sa console de jeu pour jouer et rejouer dans le même univers virtuel. Cette inclination au bouclage mental le conduit rapidement à un manque flagrant de discernement. Très vite d’ailleurs, il en devient incurable.

Selon moi, les abrutis ne sont pas bien méchants. J’en connais personnellement peu et les 10 doigts de mes mains me suffisent à les répertorier.

En revanche, j’ai eu l’occasion de fréquenter de nombreux cons.

Contrairement à l’abruti qui est souvent discret et fait des vaguelettes pour attirer l’attention, le con se doit vraiment d’exister au travers du regard des autres. Ce besoin narcissique est bien évidemment commun à l’ensemble de la race humaine, mais est prédominant chez le con.

Notre monde est peuplé d’une telle quantité de cons que le langage courant s’est vu obligé, comme cela se fait pour toutes les espèces vivantes, de les différencier afin d’en préciser la nature exacte.

Il existe ainsi des vrais cons, des petits cons, des gros cons, des pauvres cons, des vieux cons, des sales cons. 

Ce sont surtout de ces deux dernières catégories dont il faut se méfier. Leur tendance exacerbée au racisme, à la misogynie, à la misanthropie, à l’homophobie, à la méchanceté gratuite les conduit à prendre de haut les petits cons et les gros cons qui souvent sont de nature gentille. Ils expriment aussi ouvertement leur dédain par rapport aux pauvres cons, dont la nocivité est quasi nulle. Quant aux aux vrais cons, ils les savent acquis à leur cause.

De telles castes n’existent pas chez les abrutis.

C’est plus simple. Quand on est abruti, on l’est, point barre.

Si l’on relit attentivement les définitions du dictionnaire, on constate que la stupidité est un élément commun repris dans la définition du con et de l’abruti.

Même si stupide apparaît au dictionnaire comme nom invariable, le langage commun ne l’utilise quasi jamais. On ne dit pas : c’est le stupide qui m’a apporté le dossier en provenance de la comptabilité. On dira plutôt : c’est le gros con qui m’a apporté le dossier en provenance de la comptabilité.

Dès lors, la tendance sera de classer les gens stupides soit dans la catégorie des cons, soit dans la catégorie des abrutis.

Si l’addiction à l’abrutissement est ce qui sépare le con de l’abruti, la stupidité est donc, selon l’académie, ce qui les réunit.

Il est d’ailleurs bien connu que les cons et les abrutis ont une fâcheuse tendance à prendre des décisions stupides qualifiées couramment de conneries.

La différence c’est que les décisions des abrutis portent rarement à conséquence. Il est d’ailleurs sur ce point dommage de constater qu’un terme plus spécifique, tel par exemple « abrutisserie », n’ait pas été attribué exclusivement aux actes stupides des abrutis.

Quoi qu’il en soit, la majorité des prises de décisions stupides sont issues de biais cognitifs plus particulièrement inscrits dans la psyché des cons.

Ainsi, parmi les biais classiques des cons profonds de niveau olympique, citons :

  • Le biais rétrospectif ou l’effet « je le savais depuis le début » ;
  • Le préjugé : jugement que l’on a envers une ou des personnes en raison de son appartenance à un groupe différent ;
  • Le biais d’autocomplaisance : se croire à l’origine de ses réussites, mais pas de ses échecs ;
  • Le biais de confirmation : tendance à valider ses opinions auprès des instances qui les confirment, et à rejeter d’emblée les instances qui les réfutent ;
  • Le biais d’immunité à l’erreur : ne pas voir ses propres erreurs.

De fait, la personne profondément stupide a pour elle de ne pas se remettre en question. Elle a une confiance aveugle en elle-même. Rien ne la portera à faire un pas de côté.

Son optimisme souvent béat, son penchant pour la simplification extrême par rapport aux problématiques complexes la déconnectent de la réalité.

Grande gueule, elle souffre sans en avoir conscience d’ultracrépidarianisme, ce comportement qui consiste à donner son avis sur des sujets sur lesquels on n’a pas de compétence crédible ou démontrée. De manière proche, c’est aussi ce qu’on appelle l’effet Dunning- Kruger à savoir que les moins compétents dans un domaine surestiment leur compétence, alors que les plus compétents ont tendance à sous-estimer leur compétence.

Et c’est là le grand danger.

Arrivés à un certain niveau de pouvoir, les cons de toute espèce prouvent à souhait leur manque d’esprit critique et de discernement. Cela se concrétise par des décisions irrationnelles basées non sur la raison, mais sur des convictions.

Ces dernières, profondes et tenaces, se muent en croyances puis en dogmes qu’ils défendront en ralliant à leur cause principalement les petits cons et les pauvres cons. Forts de ce qu’ils considèrent comme leur bon droit, ils font des choix qui, souvent, ont des conséquences fâcheuses, voire désastreuses pour les autres alors qu’eux-mêmes n’en tirent peu ou pas de profit.

Ce mouvement de « déconne », encouragé par le populisme, a pris un essor fulgurant depuis quelques années. La stupidocratie prend petit à petit le pas sur les démocraties, sur les régimes plus autoritaires et même sur la ploutocratie. Elle gangrène la société dans son ensemble et touche toutes les classes sociales, tous les milieux professionnels. Elle n’a ni sexe, ni race, ni nationalité.

En cette période de Cour des miracles, il serait utile, quoi qu’il en coûte puisque l’argent coule à flots, que les chercheurs du monde entier, toutes disciplines confondues, s’unissent pour mettre au point un remède contre cette stupidocratie qui aujourd’hui prend des allures de pandémie. Ne sachant dans quelle catégorie du con ou de l’abruti il me faut m’inscrire, je ne manquerai en rien l’arrivée de cet antidote. Croyez-moi, et c’est pas de la connerie, c’est mon vœu le plus cher en cet an neuf.