Esclavagisme potager

Texte présenté au Blues-Sphere le 5 avril 2022 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Le Jardin ».

Dès ma naissance, j’ai senti en moi ce besoin d’exister au travers de la contestation. Il suffisait que ma mère m’offre son sein gauche pour que je réclame le droit. On me présentait un jouet, il m’en fallait un autre. Si l’un de mes camarades de crèche était sujet de toutes les attentions, je me sentais obligé de chialer puis de faire mon plus beau sourire afin d’être le nouveau centre d’intérêt de la petite assemblée.

Ce besoin ne m’a jamais quitté et s’est transformé, à l’adolescence, en un militantisme dédié à toutes les causes qui allaient à contre-courant de la bien-pensance et de toutes formes d’autorité.

Je vous passe le nombre de combats que j’ai mené.

Je fus de toutes les manifestations. Tant que je pouvais battre le pavé et hurler, j’étais heureux. Me sentir enveloppé par la foule me procurait un sentiment de puissance et de jouissance. J’avais l’impression d’être indispensable, de faire bouger les lignes.

J’ai ainsi adhéré à nombre de groupements et groupuscules qui allaient à l’encontre du système, de tous les systèmes.

J’en fus généralement déçu car mes avis ou décisions étaient au sein de ces mouvements souvent remis en question, contestés par mes propres frères de combat dont le moteur principal résidait dans le plaisir d’engendrer la polémique ou la contradiction. Ils avaient eux aussi ce besoin de toujours exister par la différence.  

Avec l’âge, je me suis assagi et je me suis persuadé qu’il valait mieux se polariser sur une seule cause qui me fasse vibrer, un dernier combat que je livrerai seul. Un combat focalisé sur de vrais laissés-pour-compte. Un combat déterminé et sans faille afin d’apporter de manière concrète ma pierre à l’édifice de ce Nouveau Monde en gestation.

Je désirais aborder un espace renouvelé de la contestation. Agir là où même les ONG n’avaient jamais voulu s’aventurer car la cause aurait été sujette à des débats clivants et fratricides au sein même de leurs instances.

J’ai décidé de m’attaquer aux nanomanes.

Les nanomanes, des pervers qui s’en prennent à plus petit, bien plus petits et plus faibles qu’eux et qui exploitent sans vergogne leur naïveté et leur gentillesse naturelle. 

Ces bourreaux perfides, soi-disant amoureux de la nature et des jardins, emprisonnent au sein de leur pré carré de malheureux nains dits « de jardin » pour leur faire réaliser des tâches ingrates, allant de couper du bois à arroser les parterres en passant par la coupe des haies.

Afin d’être salutaire, il fallait que mon combat soit un combat de l’ombre, mené au niveau local, sans faire de vagues mais avec une efficacité redoutable.

J’ai repris mon jogging quotidien, fréquenté à nouveau assidûment la salle de sport de mon quartier et me suis initié au Krav Maga, technique de combat utilisée par l’armée israélienne. Mon objectif : agir directement sur le terrain en soustrayant tous ces pauvres hères à leurs bourreaux.

C’est dans les quartiers de la classe moyenne, avec leurs maisons quatre façades, que je repére principalement mes futures zones d’action. Équipé d’un drone, je survole ces prisons à ciel ouvert pour préparer mes expéditions nocturnes.

En un peu moins de quatre ans, j’ai ainsi exfiltré vers les forêts d’Ardennes 174 nains et 5 Blanche Neige. Je leur ai tous rendu la liberté en les cachant au plus profond des futées, dans des taillis encaissés.

Très vite la police reçut de nombreuses plaintes.

Mon action eut un écho considérable au sein de la presse régionale d’abord , puis nationale et internationale. Les réseaux sociaux s’emballèrent pour ma cause. Les uns prenaient parti pour les tortionnaires qui trouvaient que les nains de jardin avaient une utilité non seulement fonctionnelle mais aussi esthétique. Les autres, défenseurs inconditionnels des libertés, exigeaient une pénalisation de ce type de pratique.

La mention « #balance ton nain » naquit très vite de cette polémique. Les enseignes de jardinerie ne savaient trop quelle attitude adopter. Une majorité de ces nains était originaire des pays de l’Est. Fallait-il les considérer comme des travailleurs détachés ou plutôt comme des esclaves. Fallait-il les voir en eux des réfugiés ? Devait-on leur donner priorité par rapport aux pauvres bougres basanés qui traversaient la Méditerranée sur des embarcations de fortune ? C’était d’autant plus compliqué qu’ils avaient des papiers chinois.

Les candidats à la présidentielle française furent interrogés sur le sujet qui avait fini dans les sondages par éclipser le bien-être animal.

Grands pratiquants de la langue de bois, ces derniers affirmèrent qu’ils comprenaient les inquiétudes de la plupart et qu’une solution devait être trouvée afin de rendre la dignité de ces êtres jusqu’ici oubliés. Un proche conseiller de l’un de ces fameux protagonistes au pouvoir suprême proposa même que des nains de jardin, dans un esprit de totale laïcité, fassent partie de la prochaine crèche de Noël tandis que d’autres seraient conviés à un pèlerinage à La Mecque. Personne n’oublia que certains nains de jardin pouvaient être athées, francs-maçons, juifs, bouddhistes, hindouistes, ou appartenir à une autre obédience. L’orientation sexuelle ne fut pas exclue des débats.

Ce fut certes pour les candidats une débauche d’énergie mais il leur fallait ratisser large pour satisfaire le plus grand nombre, surtout les minorités les plus bruyantes qui auraient pu enflammer les réseaux sociaux et nuire lors des sondages.

Une quinzaine de nains purent ainsi, sous les yeux des caméras, prendre leurs quartiers dans les jardins de l’Élysée et disposèrent même d’un petit chalet leur permettant de passer la nuit sans souffrir des aléas de la météo.

En ce qui me concerne, je ne pus que me réjouir de l’ampleur de mon combat qui finit par éclipser les problématiques du climat, de la globalisation et de la mondialisation, du risque nucléaire et d’un anéantissement de la planète par un arsenal démentiel engendré par la peur dogmatique de l’autre.

J’ai donné une seule interview à un réseau mondial d’investigation qui avait déjà mis au jour de nombreux scandales financiers.

Ma voix a été modifiée, mon visage a été flouté et mon identité préservée.

En conclusion de cette rencontre avec trois des meilleurs journalistes mondiaux, j’ai expliqué que nous étions toutes et tous, de près ou de loin concerné par la problématique des nains de jardin.

En effet, outre un véritable jardin, privilèges des plus nantis, nous avons toutes et tous un jardin secret. Il est de notre devoir de mettre tout en œuvre afin de délivrer tous les pauvres nains qui peuplent notre inconscient. En nous libérant d’eux et de notre petitesse d’esprit, le monde ne s’en portera que mieux.

Cette théorie des nains de jardin dans l’inconscient collectif, familial et personnel marqua d’ailleurs un tournant fondamental dans les approches thérapeutiques en psychiatrie et en psychologie cognitive.

Il reste encore de nombreux sceptiques, mais je sais qu’un jour les générations futures comprendront et apprécieront toute la dimension et la profondeur de mon combat militant.