J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
Elle n’est pourtant pas loin, à peine deux heures de train.
Je ne l’ai jamais vue sauf sur ma tablette et à la télévision. Elle m’intrigue. Elle est toute plate, semble si calme et pourtant elle peut se déchaîner, un peu comme maman. Quand quelque chose la contrarie, maman est comme la mer. Tout le silence enfoui en elle déborde par vagues immenses, des vagues de solitude et de souffrances contenues.
J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
En fait, cela ne m’a jamais vraiment manqué. On en parle d’ailleurs très peu avec les copains. On préfère jouer au foot sur la grande esplanade. Avant, il y avait là une prison qui a été rasée. C’est aujourd’hui le lieu de ralliement de tous les gosses du quartier. Des petits gars pleins de vie, turbulents, à l’imagination débordante mais qui eux non plus n’ont jamais vu la mer.
J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
Parfois je me l’imagine en regardant le fleuve et les vagues faites par les péniches qui fendent les flots. Mais il est petit le fleuve et son horizon se limite aux quais qui l’entourent tandis que la mer est, paraît-il, infinie. À l’école, le professeur nous a dit que, quand on regardait la mer, il n’y avait plus rien à l’horizon, sauf elle. Dans le passé, on pensait même que si les bateaux allaient trop loin, ils tombaient dans une sorte de gouffre infini. Les anciens ignoraient que la terre est ronde.
J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
La mer, ça doit être comme l’eau du lavabo mais il paraît qu’il y a de l’écume, comme une sorte de mousse qui flotte le long des plages. Je n’ai jamais vu de plages. Notre professeur nous a dit que c’était du sable très fin. Un jour, il y avait un chantier en face de chez moi. J’ai pris un petit paquet de sable et j’ai demandé à mon professeur si c’était du sable comme celui-là qu’il y avait à la mer. Il m’a dit que non. Que le sable de la mer était bien plus fin et qu’en plus il était mélangé de coquillages. Il m’a aussi dit que dans certains d’entre eux, les plus grands, on pouvait entendre le bruit de la mer. J’aimerais tant avoir un coquillage comme ceux-là pour pouvoir m’endormir le soir, bercé par le bruit des vagues.
J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
À la maison, la radio fonctionne toute la journée. Parfois il y a des chansons qui parlent de la mer. Il y en a une que j’aime bien. Celle d’un vieux dont j’ai oublié le nom. Je sais qu’il s’appelle Charles. Il dit que la mer elle danse, qu’elle a des reflets en argent, que tout près il y a des grands oiseaux blancs. Maman n’aime pas cette chanson alors elle coupe la radio dès qu’elle l’entend. Maman n’aime pas la mer. Elle me l’a dit plusieurs fois.
J’ai dix ans et je n’ai jamais vu la mer.
Mais jeudi prochain sera un grand jour. Si Dieu veut, j’irai à la mer. Je partirai en train de la grande gare à l’autre bout de la ville, celle qui ressemble à un bateau renversé. Je me réjouis comme d’ailleurs mes autres camarades de l’école des devoirs qui eux non plus n’ont jamais vu la mer. L’école des devoirs, c’est là où je vais après la classe. Il y a des gens gentils qui nous aident à faire nos devoirs mais surtout qui nous apprennent à apprendre. Ils nous soutiennent car étudier, c’est pas toujours facile. Maman est heureuse car elle peut continuer à travailler sans me laisser seul à la maison.
J’ai dix ans et aujourd’hui j’ai vu la mer.
J’ai senti le sable chaud s’enfoncer sous mes pieds. Mon professeur avait raison. Ce n’est pas le même sable. Et puis j’ai couru et je me suis jeté dans l’eau. J’ai pleuré. Je ne savais pas pourquoi, mais j’ai pleuré. À la fois de joie et de tristesse. Quelque chose en moi était triste. J’ai cherché un gros coquillage pour me consoler. Je ne l’ai pas trouvé.
J’ai dix ans et j’ai vu la mer.
Dans le train, sur le chemin du retour, j’ai senti que je n’étais plus le même. J’avais grandi. J’avais appris. J’avais appris que les choses devaient être ressenties par rapport au réel et pas par rapport aux images d’une tablette ou de la télévision.
J’ai dix ans et j’ai vu la mer.
Maman aurait pu nous accompagner lors de ce voyage comme certains parents l’ont fait, mais elle a refusé. Quand je suis rentré, elle m’a écouté puis a éclaté en sanglots. Je l’ai prise dans mes bras. Elle pleura très fort et ses larmes salées me rappelèrent le goût de l’océan que je venais de quitter. Quand il n’y eut plus de larmes, maman m’expliqua qu’elle ne voulait plus jamais voir la mer. Qu’elle voulait rester pour toujours près de la grande esplanade, s’accrochant à elle comme à une bouée.
J’ai dix ans et j’ai vu la mer que maman ne verra plus jamais.
Maman m’a montré les photos, des photos qu’elle cachait dans une petite boîte métallique ornée du portrait du Roi et de la Reine. À l’intérieur, il y avait celles d’un homme, mon papa. Il y avait moi tout petit dans un berceau. Et puis il y avait la photo d’un bateau. Maman m’a dit que le bateau avait chaviré en traversant une autre mer, celle de la Méditerranée. Maman et moi fûmes sauvés mais pas papa. Il est mort noyé alors que les garde-côtes approchaient pour nous porter secours.
J’ai dix ans et j’ai vu la mer.
Je sais maintenant pourquoi j’ai pleuré. Mon corps savait. Si la mer est si puissante, c’est parce que papa l’habite. Je sais qu’en la regardant, je trouverai toujours en elle la force d’avancer.
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Le projet d’Ecole des Devoirs de La Place a vu le jour, dans le quartier Saint-Léonard à Liège, à l’initiative de Corinne Paquay et de quelques bénévoles pour qui la transmission gratuite et la plus large possible du savoir est à la base de l’égalité des chances.
Des moyens issus de près de 150 donateurs privés (75 % des moyens de fonctionnement) ainsi que quelques subsides de la ville, de la province et de l’ONE ont permis de faire d’un rêve une réalité qui chaque jour s’inscrit au plus profond du renouveau d’un quartier défavorisé.
Cette démarche pragmatique a, depuis 2018, porté des fruits tangibles.
Au-delà de l’accompagnement d’une trentaine de jeunes dans la réalisation de leurs devoirs scolaires, l’école des devoirs a, durant l’été 2021, proposé à ces enfants une part de rêve. Découvrir la mer.
Ce voyage qui, pour la plupart d’entre nous semble insignifiant, leur a permis d’élargir leurs horizons, de s’ouvrir au monde loin des frontières que leurs conditions pouvaient leur imposer. Seuls deux participants sur les seize inscrits avaient déjà connu cette expérience.
Cette nouvelle retrace de manière fictionnelle cette merveilleuse aventure. Elle a été présentée lors de la soirée « Laisser dire » du 7 juin 2022 au Blues-Sphère avec pour thématique imposée « La Mer ».
Pour soutenir l’école des devoirs : Corinne Paquay, Présidente- 0494 13 25 74 – cocopaquay@yahoo.fr.
Crédit photo : Image par Dimitris Vetsikas de Pixabay