Texte présenté au Blues-Sphere le 2 février 2023 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Le masque »
Je connais Jérôme depuis que je suis tout petit, depuis la crèche.
Nous sommes de vrais amis ou plutôt, nous étions de vrais amis.
En effet, un beau jour de printemps, Anna et ses parents se sont installés face à nos demeures. Elle nous disait avoir 13 ans et prétendait tout savoir de la vie.
Dès le premier jour de son arrivée, son sourire malicieux, son regard mutin et sa façon de mettre en avant ses petits seins naissants ont émoustillé tant mes sens que ceux de mon copain Jérôme.
Curieusement, depuis qu’Anna a investi le quartier, Jérôme n’est plus le même. Il fait le malin. Il roule des mécaniques, fait le gars sûr de lui. Il commence à avoir un avis sur tout et sur rien, même sur la politique. En matière d’amour, je devrais plutôt dire en matière de sexe, il fait celui qui prétend connaître la chose. Oui, Jérôme n’est plus le même.
Cela m’attriste d’autant qu’Anna jette plutôt son dévolu sur lui. Je devrais dire sur son personnage car Jérôme n’est plus Jérôme. Il se déguise, il se travestit. Il a deux facettes, comme Don Diego de la Vega. Charmeur naïf et malhabile, il met un masque et se transforme pour apparaître sous les traits d’un héros. Jérôme devient Zorro.
Or moi aussi, j’aime Anna.
Cette lutte pour conquérir le cœur d’Anna est le premier vrai combat de ma vie. Le soir, je pense à elle et m’imagine la délivrer des mains de brigands qui veulent l’enlever tant sa beauté est désirable.
Je m’inspire alors de Batman ou de Flash Gordon. Pas pour du rire comme je le faisais avec mes déguisements d’enfant reçus à la Saint-Nicolas, mais pour du vrai.
Oui pour du vrai. D’ailleurs je deviens un autre… je le sens. Surtout dans mon corps qui se transforme. Ça se voit à l’acné sur mon visage, au timbre de ma voix, aux poils dégueulasses qui me poussent un peu partout et à ma zigounette qui ne me laisse jamais en paix.
J’en ai parlé à maman. Maman est psychologue. Elle m’a dit que c’était normal. Que Jérôme et moi quittions l’enfance pour entrer dans le monde des adultes avec ses codes, ses codes principalement sociaux. Un monde adulte avec ses lois, surtout celle du plus fort ou, en tout cas, de celui qui semble le plus fort.
Je n’ai pas tout compris mais il paraît que dès qu’on quitte l’enfance, on devient plusieurs personnes. J’ai trouvé ça fou ! Bientôt, je ne serai plus uniquement moi-même. Comme elle dit, je devrai m’adapter au milieu ambiant. Elle m’a dit que c’était un mécanisme de survie. Je trouve ça très bizarre. Elle m’expliquait que, par exemple, des gens peu honnêtes donnaient d’eux une image de respectabilité et de vertu. Des cons finis laissaient croire qu’ils étaient supérieurement intelligents. Paraître intelligent, séduisant, honorable, jeune, riche, cultivé, défenseur des bonnes causes était le grand jeu des adultes. Un jeu qu’ils copiaient sur ceux de leurs parents sans en connaître réellement les règles.
Pour être accepté, tout le monde veut se présenter sous son meilleur jour m’a dit maman. Elle soutient que, comme Zorro, la majorité des gens mettent un masque et jouent un ou plusieurs rôles…
C’est étrange.
Je l’avais cependant déjà constaté sur Tik Tok. Car si Jérôme n’est plus vraiment Jérôme, mes autres copains ont aussi changé. Maman prétend que c’est la fin de l’insouciance. Elle semblait vraiment triste quand elle m’a dit ça.
Le soir, je suis allé sur Internet. J’ai tapé « masque ». J’ai découvert des collections de masques du monde entier. Je me suis dit que dans notre petit royaume, avec ses rois, ses reines, ses princes et princesses, nous devions être différents des autres. Notre pays ne pouvait être qu’un territoire de héros et l’épicentre du monde des gens masqués. J’ai alors tapé « masque et Belgique ». Parmi les images, j’ai vu des peintures d’un Ostendais appelé Ensor, James Ensor.
J’étais à la fois horrifié et fasciné. Ces visages déformés par les mensonges et par les conventions, cette tête de mort qui nous rappelait la brièveté de notre passage sur terre. Une tête de mort qui représentait aussi l’extinction de notre propre moi. Mais cela je ne le comprendrais que bien plus tard quand j’aurais moi-même vécu longuement dans le monde des masques.
Aujourd’hui, je connais le monde des masques, un monde de compromission fait de trahisons pour rentrer dans le moule d’une forme de bonheur illusoire partagé à tout va, surtout au travers de la toile.
Il faut ne jamais décevoir au risque de paraître faible et d’être rejeté. On se doit d’être beau ou belle, intelligent ou intelligente, empli d’humour, d’avoir un avis sur tout, d’avoir la peau bronzée le long d’une piscine, d’un lac ou d’une mer quelconque mais idéalement la plus éloignée possible de son chez soi.
Parmi tous les porteurs et porteuses de masques, très curieusement, la majorité de ceux et celles qui prétendent être eux-mêmes et parler vrai n’ont pas conscience d’en porter un. Grandes gueules au franc-parler, derrière leurs beaux discours ne se cache souvent qu’un tissu de croyances erronées, de biais cognitifs qui ont modelé leur jeu d’acteur afin d’imposer aux yeux du plus grand nombre leurs certitudes illusoires.
Grâce à maman et à l’héritage pictural de mon ami James, j’essaie de sortir du tableau. Je négocie avec moi-même pour ne pas me créer une seconde vie parallèle à la première, celle que je n’aurais jamais dû quitter. Celle de l’insouciance de l’enfance.
Cependant, depuis mon premier frétillement d’amour pour Anna, je sais ce combat vain. Contre mon gré, je vis dans le monde des masques et me plie à ses diktats. C’est à la fois désolant et fascinant. Au fil du temps, je prends conscience de la métamorphose de mon être qui n’est plus celui qu’il a été mais qui n’est jamais complètement un autre. Moi et mes masques formons l’alpha et l’oméga de mon être.
Comme nous tous, le dernier masque que je porterai sera celui de la mort.
Saurai-je alors qui j’étais vraiment ?