Texte présenté au Blues-Sphere le 2 février 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « La couleur »
Certains perçoivent les couleurs différemment de l’étalon établi.
C’est mon cas. Je suis daltonien. J’apprécie le beau en fonction de mes pentones singuliers.
Mais au-delà de la couleur, il y a la lumière qui est commune à tous.
Dès mon plus jeune âge, cette lumière m’a fasciné. J’ai trouvé, grâce à elle, le point de ralliement avec ceux qui sont censés percevoir le monde normalement.
J’ai toujours été envouté par l’ombre qu’elle produit, les nuances qu’elle apporte à la vie et sa participation à la consécration du beau.
Depuis l’enfance, je ne me suis jamais lassé d’admirer les levers et couchers de soleil, les ciels plombés de gris, les reflets contrastés laissés par des pas sur un sol enneigé.
Très tôt, j’ai éprouvé donc une sorte d’attraction magnétique pour cette lumière qui joue avec nous de ses charmes. Une forme d’ensorcellement. Je savais qu’un jour je l’apprivoiserais.
La vraie question était comment.
Sachez que si vous voulez vraiment maîtriser la lumière, le secret est de bannir les couleurs sauf le noir et le blanc. Un artiste comme Pierre Soulages l’a perçu au-delà du sens commun lui qui consacra la plus grande partie de son existence picturale à exprimer les reflets et la variation d’intensité du noir.
C’est donc à la lumière et à elle seule que je voulais me consacrer. A la lumière indissociable de l’ombre qui lui donne tout son éclat.
C’est la photographie qui m’a ouvert la voie vers celle à qui je consacrerai toute ma vie.
Dans le grenier de mes parents, j’ai commencé mes premiers tirages photos. Traiter la pellicule, sertir le négatif dans l’agrandisseur, le projeter sur le papier en choisissant le tempo, plonger le papier dans le bain révélateur puis immortaliser l’image dans le bain fixateur avant de laver le papier puis le sécher. Une forme de magie.
J’avais conscience que ce que j’avais saisi sur la pellicule se retrouvait figé dans un temps à la fois révolu et éternel. L’alternance du noir et du blanc capté par l’objectif était une forme de transposition de ces instants dans le monde des rêves.
Maîtriser la lumière m’a petit à petit conduit à la porte de ce monde des rêves.
Un matin, je me suis rendu au coin de l’avenue Jean-Baptiste-Clément et de la rue de Silly. J’ai montré mes photos.
Parmi les présents, il en fut un qui s’avoua conquis. Il devint mon maître.
Il tempérera mes ardeurs, m’obligea à la rigueur, m’initia à la patience. Car la maîtrise de la lumière n’est que patience. Avec lui, j’ai côtoyé les plus grands, ceux qui crevaient l’écran. Ceux qui offraient au commun, dans les salles obscures, la part de rêve que le monde leur refusait. Après quelques années, je suis devenu l’un des meilleurs directeurs de photographie œuvrant à Boulogne-Billancourt. J’ai travaillé avec les plus grands cinéastes, les plus grands metteurs en scène, les plus grand dialogistes, les plus grands acteurs.
Parmi les milliers de films en noir et blanc produits à travers le monde, l’un des plus réussis est selon moi « Quai des Brumes » de Marcel Carné sorti en 1938. Un chef-d’œuvre avec des dialogues de Jacques Prévert et un directeur de la photographie dénommé Eugen Schüfftan.
Celui-ci a largement contribué à la scène culte durant laquelle Jean Gabin déclare à Michèle Morgan : «T’as de beaux yeux, tu sais ». Par son talent, Eugen a sublimé, bien au-delà du monde de la couleur, l’un des plus beaux visages et des plus beaux regards du septième art.
Eugen Schûfftan fut mon maître.