Il arrive que la mort d’une connaissance crée en nous un vide, un malaise même si aucun lien profond ne nous unissait vraiment. Le destin tragique qui va suivre est celui d’un géant du monde économique qu’il m’arrivait de croiser de temps à autre lorsque je me rendais chez lui, à Seraing. Nous n’étions pas intimes bien qu’issus de la même génération puisqu’il était d’à peine quatre ans mon ainé.
Il était beaucoup plus costaud que moi, plus grand, plus large, plus imposant. Né en terres principautaires, il avait su très vite se créer une image et une place centrale dans le monde économique et industriel. On le disait incontournable, dictant sa loi aux politiques et aux syndicats, couvrant de sa stature imposante et de son influence la vie de la Cité du Fer. Tous voyaient en lui une force tranquille, un protecteur qui, par l’emploi qu’il fournissait, mettait à l’abri de l’adversité des centaines de familles.
Dans sa jeunesse, il attisa les jalousies de ses homologues qui le considéraient comme suffisant, surtout par sa capacité à les détrôner tous et à s’adapter à un monde en plein changement. Il était un précurseur n’ayant de cesse d’être toujours à la hauteur, performant, dominant, ne réclamant rien sinon sans doute secrètement l’espoir d’une reconnaissance posthume. Il avait conscience qu’en ce bas monde tout est éphémère, contrairement au plus grand nombre qui aveuglément lui attribuait une jouvence éternelle. Il connut bien sûr des périodes difficiles durant lesquelles il pouvait toujours compter sur le soutien inconditionnel de tous, tant du monde des affaires que des gouvernants et des syndicats. Vu son pouvoir de pourvoyeur d’emplois, les partis politiques, toutes tendances confondues, se voulaient d’indéfectibles défenseurs de sa cause. Malheureusement, beaucoup de ces hommes, serviles face à leur électorat, étaient plus enclins à flatter leurs apporteurs de voix que de gérer l’inéluctable fin qui guettait celui qui, sans réel successeur, avait contribué à la richesse de sa région.
Car on le savait malade depuis longtemps, usé par une vie sans repos toute dédiée à la prospérité de sa ville. Il se faisait vieux à l’approche de la soixantaine et on commençait à lui trouver des tares. La principale était de n’avoir pu s’adapter à un monde globalisé où l’étalon du profit règne seul en maître. Il n’était plus à la hauteur, lui le petit provincial, et dû pour survivre passer sous pavillon étranger. Des étrangers qui lui menèrent la vie dure, privilégiant avant tout leurs propres intérêts et ceux de leurs commanditaires. Ils finirent par ne lui prêter plus aucune attention tout comme ces femmes qui admiraient sa puissance et lui avaient voué la plus sincère reconnaissance pour le bien-être qu’il avait prodigué à leur progéniture. Elles ne lui portaient maintenant qu’un regard distrait. Il avait fait son temps. Il lui fallait se résigner et souffrir en silence de l’indifférence de ceux qui auparavant lui prêtaient allégeance et étaient prêts à tous les sacrifices pour le voir continuer à leur assurer un avenir.
Au fil du temps, ils l’avaient abandonné. Cadres, contremaîtres, ouvriers, tous ses enfants adoptifs avaient été contraints de le quitter, versant souvent une larme en passant une dernière fois les grilles de l’usine. Et lui restait là, seul, stoïque, campé dans la solitude des héros qui ont conscience de l’ingratitude du plus grand nombre mais qui ne peuvent se résoudre, sans que l’on ne les y pousse, à abandonner la juste cause qui est le socle de toute leur existence.
On finit par le mettre sous tutelle ce qui lui porta un coup fatal. Épreuve ultime pour ce caractère bouillonnant qui, par le passé, attirait crainte et respect. Il attendait résigné la fin inéluctable. Il se savait condamné et aurait souhaité partager ses derniers instants d’existence avec quelques vieux amis fidèles mais ses exécuteurs testamentaires en décidèrent autrement. Point de cérémonie officielle. La plus stricte intimité. La date des obsèques fut fixée au 16 décembre 2016, en milieu d’après-midi.
J’en fus averti et voulu lui rendre comme beaucoup un dernier hommage, respectueux de l’œuvre qu’il avait accomplie. Le temps était doux pour la saison et un soleil rasant inondait la vallée. Les routes menant à son domaine étant barrées par les autorités, nous étions en masse aux abords du lieu, de l’autre côté du fleuve. Peu avant 15 heures, nous entendîmes le son des cloches nous incitant au recueillement. Puis nous perçûmes une sorte de cri de désespoir, sourd et bref. Nous le vîmes agonisant se soulever légèrement puis nous faire un ultime signe d’adieu avant de se coucher à jamais dans un dernier souffle de poussière.
Beaucoup pleuraient.
J’étais moi-même ému. Je venais d’assister à la fin d’un mythe, du symbole d’une époque et d’une région. La mort du haut-fourneau 6 de Seraing.