Tics de langage

Le tic de langage est au discours ce que le refrain est à la chanson. Dans nos conversations, nous sommes nombreux à choisir une même rengaine dont nous adaptons seulement les couplets en fonction du propos choisi.

Cette rengaine verbale appelée tic m’a toujours interpellé. Pourvu d’un esprit analytique, j’aime cerner l’origine des choses, si possible de manière la plus scientifique possible. À ce sujet, quel merveilleux laboratoire que mon univers professionnel.

J’ai ainsi pu constater qu’il était rare de cumuler manie verbale et non verbale. J’ai ensuite découvert que les personnes atteintes de tics verbaux étaient pour la plupart des êtres hypersensibles qui, à un moment donné de leur existence, ont été fortement influencés et durant une période conséquente par un environnement extérieur et spécifique avec lequel elles étaient en forte symbiose.

Mon investigation clinique au sein de mon milieu de travail n’a bien sûr qu’une valeur probante relative car elle devrait être menée à plus grande échelle. Citons cependant parmi mes objets d’études quelques exemples parlants confirmant mes premières constatations :

Julie, 27 ans, employé aux ressources humaines ne peut s’empêcher de commencer ses phrases par « je pense que » suivi de son contenu. Constat : elle a fait une maîtrise en philosophie avec la plus grande distinction et les félicitations du jury.

Camille dit « Le Cam », 45 ans, de sexe masculin, concierge de l’entreprise. Ce dernier répond à la majorité des informations qui lui sont communiquées surtout celles qui ont trait aux actualités de notre petit pays ou du monde par un « c’est hallucinant ». Constat : il fumait du shet depuis son plus jeune âge et est toujours soupçonné de tirer un joint de temps à autre dans les lavabos.

Jules, 60 ans, dont le point de vue commence systématiquement par : « j’aurais tendance à dire que ». Constat : travail au département statistique depuis 35 ans ce qui explique cela.

Antoine, 52 ans, répond à chaque question ou interpellation par « si tu veux ». J’en ai compté jusqu’à cinq par minute. Constat : il est marié à une femme castratrice et dominatrice dont je fis connaissance à une fête du personnel. Cette dernière, adepte des pratiques du père Fouettard, me proposa d’ailleurs des jeux sado- maso que j’ai poliment refusés, craignant de souffrir à terme des mêmes graves symptômes verbaux que mon collègue.

Ces quelques cas sont donnés à titre purement illustratif tant il est vrai que l’ensemble de mes nombreuses constatations pourrait faire l’objet d’une thèse doctorale. À l’heure d’écrire ces lignes, telle n’est pas mon intention. En l’état actuel de mes investigations, outre l’aspect lié aux origines et au cumul très rare des tics verbaux et non verbaux, j’ai constaté les faits suivants : les tics de langage ne sont que rarement perçus par leurs émetteurs. Ils n’apportent aucune précision réelle au discours et enfin, ils font souvent l’objet de railleries.

Ainsi en est-il de notre collègue Jean-Paul, fils d’un colonel para commando, archiviste au cinquième étage, là où je travaille. D’un caractère bougon et renfermé, la nature l’a réellement dépourvu de tout sens de l’humour. Il a d’ailleurs pour habitude de répondre aux questions par un bref : « He, faut pas rigoler hein » avant de tourner aussitôt les talons.

Voici quelques échanges choisis, répertoriés au cours de ces derniers jours :

« Dis, Jean-Paul, le boss a accepté tes congés ? »

            « Hé, faut pas rigoler hein »

Salut, Jean-Paul, tu viens travailler samedi ? »

            « Hé, faut pas rigoler hein »

« T’as pris ton heure de table, vieux »

            « Hé, faut pas rigoler hein »

Suite aux attentats de Charlie Hebdo, le débat sur toutes les lèvres était : « peut-on rire de tout ? » À cette question que je lui avais malicieusement posée, Jean-Paul avait simplement répondu par son sempiternel : « Hé, faut pas rigoler hein » pour retourner aussitôt vaquer à ses occupations.

Selon moi, Jean-Paul a raison. On ne peut pas se moquer de tout et surtout pas de n’importe quelle manière, mais il est permis de rire gentiment, sous cape, des caricatures du langage.