Habitudes verbales

Les habitudes verbales sont différentes des tics de langage en ce sens qu’elles se rencontrent généralement en présence de la même personne, le conjoint ou le compagnon ou la compagne qui partage votre vie.

Il y a quelques semaines, j’ai croisé Josiane et nous sommes allés boire un café crème au Saint-Martin, comme au temps où nous étions amants. Notre relation n’avait guère duré et nous avions rejoint chacun notre amour du moment, persuadé d’y trouver un renouveau après un moment d’égarement éphémère. Josiane rejoignit donc Paul qu’elle connaissait depuis quelques années. Cela faisait trois ans que nous avions consommé notre furtive passion et elle m’apparaissait bien plus rayonnante que par le passé.

« Je suis heureuse. » Me dit-elle. « J’ai quitté Paul et je vis depuis plus d’un an une passion extraordinaire ! »

« Ah bon. Tu m’avais pourtant dit que Paul était l’homme de ta vie. »

« C’est vrai, mais après notre rencontre à tous les deux, je me suis rendu compte que quelque chose de profond nous séparait lui et moi. Il m’a fallu bien du temps pour mettre des mots sur le malaise que je vivais dans notre couple, mais c’était en fait simple, très simple. C’était les mots notre problème ! »

« Les mots ? »

« Eh bien oui, les mots, simplement l’habitude des mêmes mots. Toujours les mêmes phrases construites avec les mêmes mots. Toujours les mêmes expressions, mais sans passion »

« Pourtant Paul est loin d’être un taiseux. C’est toujours lui qui tient le crachoir. »

« Oui, mais je te dis, toujours les mêmes mots. Toujours la même rengaine. C’est exactement ce que tu dis. Paul parlait trop et de plus sans jamais m’écouter. Il parlait, parlait tout le temps et c’était toujours la même rengaine.

Chaque lundi, nous allions au cinéma. Chaque mercredi soir, nous mangions une pizza quatre fromages et le samedi midi un poulet frites compote chez sa mère. Eh bien c’est dingue, mais ce n’est pas cela qui m’a lassé. Ce qui m’a usé, c’est le fait que tous les soirs il me faisait un baiser sur le front, à droite, en me disant : « Bonsoir mon bébé, dors bien ».

Lorsque je m’en suis rendu compte, j’ai constaté le lendemain et les jours suivants qu’entre 7h30 et 7h40, avant d’aller travailler, il me disait toujours exactement : « Tu as bien dormi bébé. N’oublie pas tes vitamines. Je m’en vais hein. Ferme bien la porte. À tantôt. Je t’aime mon bébé. » Je ne te parle pas du soir avec le même type de rengaine. « Bonsoir bébé, ça a été le boulot ? Y a du courrier ? Y a quoi à manger bébé ? » Tu t’imagines qu’il m’a fallu des années avant de m’en rendre compte ! C’est l’horreur. Toujours, toujours les mêmes phrases.»

Quand Josiane comprit à quel point ces habitudes verbales minaient son couple, elle voulut rompre avec sa vie passée et le destin lui offrit de rencontrer Bernard. Je connais Bernard de vue et il est selon moi, loin d’être un séducteur. Pourtant, nombreuses furent ses anciennes conquêtes qui parlent de lui, paraît-il, avec nostalgie et regrets. J’allais ainsi apprendre comment un homme de prime abord insignifiant parvient à combler ses maîtresses.

« Heureusement, j’ai rencontré Bernard. Tu vois, Bernard, celui qui travaille comme traducteur indépendant pour ma boîte »

« Oui, je vois…enfin vaguement… »

« Eh bien à la fête du personnel, Bernard qui est pourtant timide et taiseux m’a invité à danser et il m’a dit en riant : « tu viens danser, ma reine ? ». Tu t’imagines ! D’un bébé, j’étais devenue Cendrillon, j’étais devenue une reine. Ce soir-là, il ne m’en a pas dit beaucoup plus et après… Je te laisse imaginer le reste. Avec lui en fait, c’est le monde à l’envers. Ce sont nos corps qui se parlent et qui ensuite inventent les mots. C’est excitant au possible ! »

J’étais heureux de la redécouvrir ainsi comblée et j’attendais avec impatience qu’elle m’explique comment un homme peu loquace parvient à faire naître de nouveaux mots de la chair.

« Comme il parle peu, chaque mot prend tout son sens, tu comprends. Et puis ça change tout le temps. Au début, j’étais sa reine et puis, après quelques mois, je suis devenue sa grosse chatte. Je t’avoue que je n’étais pas très contente, moi qui fais tant d’efforts pour préserver ma ligne. Mais il m’a expliqué pourquoi.  La semaine précédente, un dimanche où il pleuvait, nous avions été au musée d’Orsay et il est tombé en admiration devant le tableau de Courbet, l’Origine du Monde. Il l’a admiré sans un mot. Après quelques jours de réflexions, il a changé mon surnom. Grosse chatte. Comme je ne comprenais pas pourquoi, il m’a dit : « Josiane, toute la vie est là, dans cette toile de Courbet et tu me fais penser à la vie. ». Tu vois, il parle peu, mais il est très sensible. En fait, c’est un vrai poète. Il est comme ça.

Maintenant par exemple, je suis sa petite tortue adorée parce que, comme tu sais, je suis toujours en retard. Eh bien crois-moi, ce n’est pas monotone. Chaque fois qu’il me parle, c’est une histoire différente. Ses paroles, sa voix m’excitent souvent plus que ses caresses. Je te dis, avec Paul, c’est triste, mais c’est l’habitude du langage qui a tué notre couple, sinon tout était parfait. »

De ce témoignage que je vous livre ici presque in extenso, j’en ai déduit qu’un langage varié peut plus que tout briser la monotonie d’un couple. Rien ne sert d’être volubile tant pour l’homme que pour la femme d’ailleurs, bien qu’en ce domaine, beaucoup plus lui soit pardonné.

À la réflexion, il est vrai que le bonheur d’une femme tient autant en des mots bien choisis qu’en de tendres caresses.

Grâce à Bernard, j’ai maintenant pris pour devise en amour : « Le silence est d’or et la parole, rare, bien choisie et variée est d’argent. »