Destins scatologiques

Dès ses premiers pas, un petit pot de plastique attendait Grégoire Tardivet face à la porte des w.c. .  Lorsque son père allait au lieu d’aisance, tout était fait afin de l’encourager au mimétisme scatologique dans l’attente impatiente d’une première création personnelle à l’air libre.

Ce jour arriva rapidement et cette œuvre primale était digne des plus grands. Forme harmonieuse et ferme, couleur inspirante pour le commun des constipés, sens de l’esthétique dans son positionnement central au sein du réceptacle, proportion juste en regard des règles de perspectives généralement admises dans les arts plastiques. On reconnaissait là la patte d’un génie en devenir.

Ce fut lors de cet avènement jour de gloire pour Grégoire et instant de satisfaction total pour ses géniteurs. Un véritable triomphe familial. Sa mère en pleurait de joie et son père bombait le torse. « C’est mon fils et je suis vraiment fier de lui. » proclamait-il bien fort « Ha oui, nous avons de la chance. Grégoire est en avance. Il est déjà propre et parle comme un enfant de cinq ans. » ne cessaient-t-ils de répéter. L’événement fut applaudi par toute la famille et une fête organisée sans attendre malgré la date toute proche de son anniversaire.

Peu de temps après, Grégoire qui avait rejoint la crèche communale se fendit un soir après repas d’une logorrhée rythmée de « Chier, caca caca, chier… » sous les regards horrifiés de ses parents.

« Grégoire, on ne dit pas chier ou caca. C’est commun, vulgaire. C’est sale ! »

Popo à la rigueur, mais caca alors là, non mon chéri, ce n’est pas bien ! C’est vraiment sale. On doit dire : “Poum. Je veux faire poum.” “Papa, maman, est ce que je peux aller faire poum s’il vous plait. Pas caca, poum, poum” Et lui, conditionné par ce ferme rappel aux règles de la bienséance issue de principes d’éducation congénitaux se dut bien sûr d’user de cette terminologie peu commune à chaque appel des sphincters.

Après sa première création personnelle immortalisée en photo et hissée au rang d’œuvre d’art sur les réseaux sociaux, voilà donc le deuxième élément qui distingua Grégoire des autres. Les autres faisaient caca ou chiaient, lui faisait “poum”. Comme on ne cessait de lui seriner qu’il était en avance sur son âge, cela fit naître en lui un incommensurable orgueil et un inaltérable intérêt pour la chose scatologique à l’origine du fossé qui, au fil du temps, se creusera avec ses petits camarades. Très vite, sa suffisance se confirma et le confina dans une forme de repli social car tous évitaient sa compagnie peu avenante.

Il mit alors toute son énergie à œuvrer au développement de l’entreprise familiale sous le regard bienveillant et émerveillé de ses parents toujours admiratifs face à leur si exceptionnel descendant. Le monde de Grégoire se limitait ainsi aux murs de l’usine de chocolat Tardivet et à ses deux compagnes et confidentes qu’il retrouvait le soir. Ses deux chiennes. Une chinchilla et une chihuahua.

Cet univers restreint semblait lui convenir et lui apporter toute satisfaction. Ses employés par contre souffraient de son manque d’empathie et de la façon hautaine dont il les traitait.

Son obsession scatologique inconsciente le portait à vérifier régulièrement le taux d’utilisation du papier toilette, la propreté de la porcelaine et la fermeture des couvercles qui se devaient d’être parfaitement clos après toute occupation du lieu d’aisance. Il ne manquait d’ailleurs pas de faire un affront public au malheureux qui, par inadvertance, aurait oublié ce qu’il considérait comme le plus élémentaire respect, la base principale de la vie sociale dans une société moderne : le respect des lieux d’aisance.

“Le respect des lieux d’aisance est la marque des civilisations avancées et des entreprises performantes. Tout commence là.” se plaisait-il à souligner. Son personnel l’avait ainsi affublé du surnom de “Vespasien”, cet empereur romain à l’origine des premiers endroits publics destinés à la satisfaction des besoins naturels et à qui est attribuée la célèbre phrase : “l’argent n’a pas d’odeur”. Son personnel le traitait sous le manteau de chiure, de faux-cul, de pète-sec, de sac à merde, de petits merdeux, d’étron…Lui ne digérait ni son sobriquet impérial ni ces insultes qu’il considérait comme diffamatoires. Lorsqu’il avait vent de tels propos, il ne manquait pas de licencier l’irrespectueux pour faute grave sans prendre conscience de la portée exacte de ces impertinences qui n’étaient que l’expression du reflet qu’il donnait aux autres et dont l’origine remontait à sa prime enfance.

Outre cet intérêt évident mais inconscient pour l’excrétion, Grégoire aimait la lecture, particulièrement les récits romanesques qui depuis tout petit lui permettaient de fuir un monde dont il se savait intuitivement marginalisé. Balzac, Flaubert, Hugo, Stendhal, Zola, Dumas, Bartelt, Tolstoï, Gide, Dostoïevski, Faulkner, Mauriac, Simenon, Orwell, Sagan, Céline… Grâce à eux, il s’évadait dans des univers parallèles au combien plus excitants que son morne quotidien.

Ce quotidien bascula toutefois le jour où, faisant après journée sa tournée d’inspection des locaux, il découvrit dans les w.c. des dames, à l’arrière de la chasse d’eau d’un des sièges d’aisance, un exemplaire d’un monument de la littérature : “A la recherche du temps perdu” de Marcel Proust. Il en fut bouleversé et se demanda laquelle de ses quarante-trois employées avait le bon goût de fusionner le plaisir de la lecture à celui de se soulager d’un besoin naturel. Il ne faisait pour lui aucun doute qu’une telle femme ne pouvait qu’être pétrie d’un évident savoir-vivre devant inciter à l’indulgence malgré un non-respect du règlement de travail. Il décida de laisser le livre en place mais n’en fut pas moins interpellé. Il médita longuement sur cet incident et perçut dans le titre du chef d’œuvre découvert un signe que sa vie devait changer.

“Que de temps perdu depuis l’enfance. Je suis seul avec mes deux chiennes et mes héros de papier, incapable d’avoir avec autrui des relations harmonieuses qui me conduiraient au bonheur. Pourquoi en est-il ainsi ? Quelle est l’origine de ce mal être qui prend maintenant totalement possession de moi ?”

Lui d’habitude si sûr de sa personne se retrouvait à douter de tout et de rien. Que de temps perdu mais aussi que de temps encore à perdre s’il se maintenait sur la même voie. Il ne savait comment agir et cette situation inextricable lui pourrissait la vie au point d’en être constipé ce qui en trente-sept ne lui était jamais arrivé.

Il décida alors de consulter son médecin de famille qui l’envoya se confier à un confrère psychiatre dont le verdict fut sans nuance : “Vous avez pour seule Madeleine de Proust l’odeur nauséabonde d’une création qui depuis toujours vous enferme psychologiquement au stade anal. Le fait que votre avare de père, sous couvert d’un pseudo respect de l’environnement, sciait l’annuaire téléphonique en deux et, avec un crochet de boucher, en suspendait les feuilles au w.c. familial afin de servir de papiers toilette a contribué à votre isolement social. Vous avez en effet inconsciemment souffert de devoir vous torcher le derrière en présence de cette foule d’inconnus qui découvrait votre intimité la plus chère avec pour vengeance de votre part le plaisir inconscient de les dominer en salissant leur nom. Votre dialectique particulière, ce fameux ‘Poum’ pour désigner cette action usuelle vous a coupé des réalités communes. Votre mère, en vous poussant à toujours aller en public sur votre ‘trône’ de plastique et en vantant vos capacités précoces en matière d’hygiène personnelle, a fait de vous un enfant roi. L’événement que vous vivez au sein de votre entreprise est une porte de sortie inespérée pour vous délivrer des entraves du passé.”

Grégoire Tardivet comprit très vite qu’il lui fallait saisir cette chance. Dès le lendemain, il décida de fermer son wc particulier attenant à son bureau pour fréquenter en sifflotant ceux du personnel. Il se fit proche de tous, souriant, blaguant avec l’un, en complimentant un autre. Tous furent interpellés par ce changement de comportement inattendu qui, quelque semaine plus tard, trouva explication lors de la fête du personnel. Il y déclara qu’il souhaitait désormais adopter un management plus humain, plus proche et plus compréhensif. Que c’était pour lui un bonheur immense de travailler avec des gens aussi exceptionnels. Que c’était surtout grâce à l’une parmi eux, admiratrice de Proust, que l’entreprise connaissait ce renouveau. “Mais je n’en dirais pas plus, sinon que cette dame ou demoiselle, inconnue en mon chef, a toute ma gratitude et celle de notre société.”

Ainsi, un livre avait changé le cours de la vie d’une entreprise et celle de son patron. Ce dernier finit par découvrir celle à qui il devait sa délivrance. Leur amour de la littérature et du lieu d’aisance se conjugua bien vite pour former un couple qui donna naissance à des jumeaux. Quelle ne fut pas la jubilation de Grégoire Tardivet lorsque, bien avant l’adolescence, sa descendance voulait marquer son individualité et son opposition aux règles par des : “Fais pas chier M’man” ou “Fais pas chier P’pa”.

Sûr que ces deux-là étaient bien dans leur peau et promis à un très bel avenir.