Délices

Texte présenté au Musée Curtius le 17 octobre 2019 dans le cadre des Apéros Littéraires et de la parution du second numéro de la revue Moments.

Thème imposé : « Délice(s) ? ».

Dès mon plus jeune âge, j’ai attiré à moi la joie et le bonheur d’autrui. Lorsqu’un événement heureux s’immisçait dans la vie de mes proches, ceux-ci ne pouvaient s’empêcher de me le partager, me prenant à témoin de leur félicité.

Déjà à l’école gardienne, mes compagnons me harcelaient, tout à la joie de m’annoncer leur premier pipi ou popo sur le pot.

Plus tard, les périodes de Noël et de Saint-Nicolas furent pour moi un véritable calvaire. Je devenais en effet le confident privilégié de la liesse éphémère de mes petits camarades qui, à tour de rôle, me faisaient l’inventaire des nombreux présents reçus sans me laisser le moins du monde leur expliquer ce qui m’avait été offert.

Je n’avais que le droit de me taire et de les écouter.

Ne parlons pas de l’adolescence où je fus le dépositaire obligé des secrets de mes condisciples en rut, forcé d’entendre avec moult détails, sous le sceau de la confidence, le contentement que ces petits vicieux en devenir éprouvaient aux premiers contacts charnels.

Bien que fort timide, j’étais à l’époque l’objet de toutes les attentions de la part du sexe opposé. Dès que leurs petits seins pointaient, ces donzelles ne pouvaient s’empêcher de partager cette fierté et ce bonheur avec moi. Elles me montraient sans vergogne leur corps de femme naissant et m’importunaient sans relâche en me décrivant le bien-être qu’elles ressentaient au plus profond de leur chair et de leur âme. Elles me téléphonaient sans cesse, me harcelant pour me faire part de leurs sentiments de volupté.

Ce fut pour moi une phase très difficile de ma vie. Elles étaient heureuses, d’un contentement béat, surtout lorsqu’elles me décrivaient leurs phantasmes extatiques qu’elles souhaitaient me faire partager dans le détail, sous ma couette.

J’étais alors obligé de me déshabiller et de m’exécuter sans broncher, faute de quoi elles me poursuivaient jour et nuit de leur assiduité. Mon problème, c’est que je suis un soumis. Je ne sais pas dire non. Je suis un faible, voilà tout.

Curieusement, je n’ai aimé ou été aimé que par des femmes magnifiques, intelligentes et fines d’esprit, pleinement épanouies et heureuses. Elles n’aspiraient qu’à ma compagnie qui leur procurait bonheur et jouissance. Il y en a certes que j’ai aimées, mais jamais avec la même ardeur débordante que celle qu’elles m’offrirent. Bien sûr, j’en souffrais, car j’aurais voulu que ma passion soit égale à la leur et j’en éprouvais toujours un sentiment d’infériorité. Ce complexe ne m’a jamais quitté.

En dehors des plaisirs charnels, ne parlons pas de tous ceux qui n’avaient de cesse de m’informer dans le détail de leur montée en grade, de leur augmentation, de leur promotion à l’étranger, de leurs gains aux jeux de hasard ou de tout autre événement heureux dont le ciel leur avait fait grâce. Certains, animés par l’envie de jouir avec moi des délices de la table, m’invitaient à déguster les meilleurs vins de leur cave ou à goûter aux mets les plus suaves des plus grands restaurants étoilés.

Tous ces gens m’obligeaient à partager leur béatitude, m’humiliant souvent en public, moi qui ne connaissais que la vie fade des individus ternes pour qui le bonheur fait peur. Ils me prenaient pour témoin de leur richesse en espérant que le destin fasse preuve à mon égard d’autant de générosité. J’étais mortifié, mais je ne pouvais leur en vouloir car ils n’avaient même pas conscience du mal qu’ils me faisaient.

Il ne fut pas rare non plus que d’illustres inconnus me sautent au cou en rue, dans le métro ou dans un magasin, tout à la joie de me faire part d’un heureux événement.

« Ne dites rien. Je suis tellement heureux et il fallait que je le partage avec quelqu’un, là, tout de suite. Désolé, ne m’en veuillez pas, je n’ai rien contre vous, mais vous avez une bonne tête. » Tel est en gros le discours tenu par ces exaltés qui me croisaient au hasard du chemin. Des imbéciles, incapables d’appréhender le bonheur sans le relativiser, sans se dire qu’il n’est qu’éphémère et que demain le retour de bâton sera bien là. Alors ils s’en prenaient lâchement à moi.

Un soir, il y a trois mois, alors que je regardais la télévision, je suis tombé sur une émission mettant en lumière les aspects freudiens des relations interpersonnelles dans le contexte du bonheur. J’en déduisis que j’étais un souffre-bonheur. Oui, c’est cela, un souffre-bonheur. Un bouc émissaire de l’exultation d’autrui, un exutoire à leur jubilation et à leur allégresse.

Cela devait venir de maman qui elle aussi se voyait obligée d’accueillir tous les bonheurs du monde. Son père avait été clown au cirque Zapata ce qui sans doute expliquait psycho généalogiquement cette affliction qui nous touchait.

Aujourd’hui, si je vous raconte mon histoire à l’imparfait, c’est que je n’en peux plus. J’ai décidé d’en finir avec ce passé trop lourd à porter. Pour mettre un terme rapide à mes souffrances, j’ai choisi de ne plus m’alimenter et d’écouter en boucle, un casque sur les oreilles, le sketch de Fernand Raynaud : « Heureux ! ».

Je n’ai plus qu’une envie : goûter demain aux délices du paradis éternel, loin de tous ceux de ce monde qui me sont imposés ou que je vis par procuration.