Texte présenté au Blues Sphère le 4 février 2020 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Masques & carnaval ».
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours apprécié la période du Carnaval.
Tout d’abord parce que c’est un moment de réjouissance populaire, souvent bon enfant, qui contribue à préserver le folklore local en voie de disparition.
Ensuite, c’est pour qui en a l’envie, la possibilité d’endosser et de jouer aux yeux de tous un rôle impossible à assumer en temps ordinaire. Au travers d’un costume d’apparat, le commun des mortels peut alors s’inventer un destin romanesque et s’imaginer un autre soi éloigné de son fade quotidien.
Moi, j’aime cela. Pouvoir être quelqu’un d’autre.
C’est peut-être parce que la nature ne m’a guère gâtée que j’ai plaisir de m’incarner dans un autre personnage, souvent celui d’une héroïne justicière dotée de super pouvoirs. Je ne suis malheureusement pas du style Wonder Woman. Aussi large que haute, j’essaie de compenser mon infortune en portant des vêtements amples qui cherchent à dissimuler ce corps disgracieux qui me fait honte. Je me suis également créé un masque, celui de la bonne copine sympa qui parle haut et fort, qui a le rire puissant et facile. Je suis Arlette, la bonne grosse qui devient la confidente, l’amie fidèle à qui l’on peut tout avouer, car jamais elle ne sera une rivale amoureuse. Celle que l’on prend comme un Kleenex puis qu’on jette une fois les larmes disparues. J’ai conscience de qui je suis vraiment et je considère donc avec lucidité n’être qu’un rebut du genre humain qui inspire autant la pitié que la curiosité.
Mon physique n’est pourtant jamais un handicap lorsqu’il s’agit de trouver du travail. J’ai beau avoir quelques dizaines de kilos en trop, mon visage est avenant et fait illusion sur un CV.
Lors des entretiens d’embauche, je joue la carte des références, arguant de mon sérieux et de ma discrétion, signalant au passage que j’imagine que mon problème temporaire de poids ne sera pas discriminant dans le cadre de l’emploi à pourvoir.
C’est fou ce que les responsables des ressources humaines peuvent avoir comme compassion à l’égard des gens en surpoids… surtout les femmes. C’est fou aussi comme très peu de cadres recruteurs vérifient les recommandations dont vous faites mention. Il faut dire que je suis particulièrement convaincante et douée pour fabriquer de fausses attestations.
Voilà ainsi cinq ans que je travaille chez Descamps et Descamps, une société industrielle qui emploie deux mille trois cents personnes et est active dans la fabrication de cosmétiques pour chiens. J’y ai été engagée comme technicienne de surface-chef. J’ai sous mes ordres environ quarante femmes d’ouvrage qui nettoient l’ensemble des bureaux, des cafétérias et des communs de l’entreprise. Je me suis vraiment faite copine avec elles. En leur compagnie, je suis avenante, compatissante, toujours à l’écoute tandis qu’avec les autres employés je me montre effacée, distante, curieusement transparente malgré ma présence éléphantesque.
Mais ce n’est qu’un leurre. Ce qui m’intéresse, c’est de collectionner toutes les rumeurs et les ragots qui circulent dans l’entreprise. Ensuite, je creuse, je chine, je fouine et fais mon miel de toutes les médisances fondées que me rapportent mes petites abeilles nettoyeuses. Je parcours sans relâche les réseaux sociaux. Je soupçonne, je cherche confirmation, je documente, je tiens des fiches et je les enrichis des rapports que me fournit mon cousin Gaspard L., détective privé, diplômé de l’IFAPME. Un as le Gaspard, un fin limier au regard qui vous déshabille et à la truffe qui toujours sent la petite culotte.
Toutes mes économies y passent mais, grâce à lui, mes dossiers sont en béton, complétés de témoignages probants, de photos et de vidéos, de copies de courriers ou de courriels, d’enregistrements téléphoniques…
Mon but ? Faire payer à autrui les frustrations qui m’habitent.
Comment ? En exposant au grand jour tout écart de conduite de certains par rapport à ce que la morale qualifie de droit chemin, une morale à laquelle j’aurais tant eu plaisir à pouvoir me soustraire si la nature m’avait doté de ses plus beaux atours. Mais comme il n’en est rien, me méfiant de la compassion et du pardon sans limites de notre Créateur, je me sens investie du devoir de faire respecter une forme de justice immanente en ce bas monde. Quoi de plus naturel dès lors que de m’attaquer par facilité au microcosme professionnel qui m’entoure.
Tout au long de l’année, je construis donc une série de dossiers diffamants qui attendent patiemment le Mardi gras pour éclater au grand jour. Ce Mardi gras qui marque la fin de la semaine des sept jours gras, autrefois appelés « jours charnels ». Mardi, ce second jour de la semaine où Dieu divisa les eaux du ciel et de la terre. Le Mardi gras que je prépare avec effervescence en envoyant la semaine précédente une lettre anonyme au département des ressources humaines avec ces quelques mots laconiques : « Cette année encore, des masques vont tomber ».
La première année, la direction avait pensé à une plaisanterie mais elle dut se rendre à l’évidence de l’existence d’un corbeau au sein de son personnel. La raillerie de la première année fit donc place à la crainte, celle d’être victime de cette extravagante justice carnavalesque. Chaque année, nombreux sont ceux qui tremblent de voir leur masque tomber, exposant ainsi au grand jour leurs travers inavouables.
Outre les traditionnels batifolages, j’ai à cœur, ce jour béni, de mettre en avant quelques collègues aux pratiques sexuelles perverses, principalement les sadiques, les fétichistes, les voyeurs, les masochistes, les pédophiles, zoophiles, exhibitionnistes des parcs et jardins. J’épingle aussi quelques violents ou violentes dont le conjoint sert de punching-ball, des joueurs impénitents qui mènent leurs foyers à la ruine, des cleptomanes, des voleurs à la tire, des escortes girls occasionnelles qui cherchent à faire du fric rapidement pour pouvoir se la péter bling bling ensuite… Je dois à la vérité de dire que parfois j’arrange les choses en ma faveur, mais il y a toujours un fond d’exactitude dans ce que je divulgue.
Le jour qui précède le mardi fatidique, je dépose quelques clés USB à des endroits improbables. Cela crée une effervescence qui en pousse plus d’un à les rechercher pour découvrir avec jubilation les dossiers nauséabonds de certains de leurs collègues ou pour s’assurer de ne pas y figurer.
La nature humaine est ainsi faite que cette délation annuelle est pour beaucoup source de délectation. Surtout pour les bien-pensants qui n’ont soi-disant rien à se reprocher et qui s’enorgueillissent de leur vertu alors qu’ils feraient mieux de s’interroger sur la platitude de leur existence.
Il va de soi que, par sécurité, je ne manque bien sûr pas d’envoyer au conjoint ou à la conjointe de la personne concernée copie de mes constatations. À défaut, j’en fais part aux parents, aux enfants et, pour les personnes totalement esseulées, à leurs voisins les plus proches.
À ce jour, j’en suis à :
- 3 divorces
- 1 séparation de fait
- 5 suicides ; 1 par balle, 1 par pendaison et 3 par absorption de substances médicamenteuses
- 1 meurtre
- 3 jugements, dont 2 avec emprisonnements
- 2 démissions
- 2 déménagements
- 1 internement en hôpital psychiatrique
Je ne suis pas peu fière de mon bilan.
Comme je vous l’ai dit, cela fait cinq ans que je suis chez Descamps et Descamps mais je crains d’être démasquée sous peu alors j’ai postulé au ministère de la Justice. J’y ai réussi les examens d’admission et ils m’ont proposé un poste de responsable de la maintenance au sein de leurs services centraux. Ils sont plus de 3000.
Je sens que je vais m’y épanouir mais il faudra que je m’invente un nouveau personnage et un nouveau nom.
J’ai décidé hier. Ce ne sera plus Arlette Compère, mais vraisemblablement Georges Minet. C’est bien, Georges Minet.
Ah oui, j’ai oublié de préciser. Si mère nature ne m’a guère doté d’un physique avantageux, j’ai toutefois eu le privilège de naître hermaphrodite ce qui a encouragé ma vocation d’imposteur. Mon androgynie m’a conforté dans mes rôles d’usurpateurs patentés. J’adore changer de personnage, mais toujours avec le masque de la vérité. Pour moi, c’est tous les jours carnaval.