Lettre à ne pas envoyer

Chère Andrée,

Tu découvriras joint à cet envoi un pli scellé sur lequel il est indiqué « À ne pas ouvrir ». Je te le confie dans l’attente de mon dernier souffle car s’y trouve, non mes ultimes volontés transmises à mon avoué, mais des facettes secrètes de ma vie que je ne souhaite en aucun cas voir dévoilées au tout-venant, même après mon départ de cette vallée de larmes. Il s’agit d’une confession, l’unique de toute mon existence, que j’ai honte à dévoiler de vive voix.

Pourquoi avoir pensé à toi ?

Tout simplement parce que tu es ma seule vraie amie mais aussi la plus curieuse ; je devrais dire la plus fouineuse d’entre toutes. Tu n’as de cesse de t’immiscer dans la vie des autres tant ton existence est morne, banale, sans relief. La mienne en revanche est, ou plutôt fut, pétillante, agrémentée de transgressions diverses dont tu n’as jamais rien soupçonné car j’ai toujours eu pour principe d’entourer mes petits secrets des voiles les plus épais. J’ai ainsi eu plaisir à faire souvent des pas de côté avec la loi, les règles de la bienséance, du savoir-vivre et de la morale ce qui explique la vie épanouie et trépidante que j’ai menée.

Mais de tout cela tu n’en sauras rien car j’en réserve l’exclusivité à Monsieur le Curé auquel tu transmettras cette lettre d’ici quelques semaines, le jour où Dieu me rappellera à lui. Si je me suis abstenue de lui en faire part sans détour, c’est pour éviter qu’il exige de moi quelque pénitence ou repentance de mon vivant. J’ai donc rédigé ces pages afin de recevoir une absolution post-mortem qui, je l’espère, devrait alléger les peines qui m’attentent au purgatoire. Le Saint Homme est déjà au courant que tu lui transmettras cette correspondance ainsi que des modalités particulières liées à sa lecture.

En effet, si d’aventure tu ouvrais la lettre avant de la lui remettre, ce dernier s’en apercevrait directement car mes écrits réalisés à l’encre invisible n’apparaitront au grand jour que s’il y est déposé délicatement un peu de jus de citron ce qui est d’ailleurs signalé d’emblée à l’encre verte, elle bien visible, au début de mon récit. Tu auras aussi constaté les scellés bien particuliers que j’y ai apposés et qui devraient refroidir toutes ardeurs à violer mes confidences.

Je suis certaine que tu ne prendras pas le risque d’un jugement clérical, toi qui crains l’enfer plus que tout et dont la vie de bigote devrait être un blanc-seing pour rejoindre les délices de l’Olympe. Mais tu n’arriveras sereine aux jardins d’Eden que si tu mets un terme à ce vilain défaut de curiosité pathologique qui met en péril tous tes autres efforts vers la perfection.

C’est dès lors non seulement par amitiés mais aussi par charité que je te fais parvenir cet envoi, consciente de la mise à l’épreuve nécessaire que je te fais subir. Crois que c’est pour t’assurer un avenir radieux que je me vois dans l’obligation d’agir de la sorte car tu es mon amie et je tiens à participer à ta félicité future.

Je te laisse donc à la douce torture de tes interrogations et te dis adieu.

Ginette

PS Je te demande pardon pour tous les coups tordus que je t’ai faits, qui sont repris dans cette confession et dont tu n’as à ce jour jamais eu conscience.