Caressez-vous les uns les autres

Au début des années 80 existait une émission télévisée hebdomadaire appelée « Écran témoin » qui consistait en la diffusion d’un long-métrage suivi d’un débat thématique en lien avec la projection.

Ce soir-là, le film choisi traitait de l’importance du toucher dans les relations humaines. Les experts présents sur le plateau, pour la plupart médecins, expliquaient l’importance des contacts physiques et leur contribution à l’équilibre psychique et à la santé de manière générale. Comme à l’habitude, c’était Mamine Pirotte, une jeune et brillante journaliste qui était chargée d’animer les discussions. C’est le charme de son regard et de son sourire, mais surtout sans doute le magnétisme qui émanait de tout son être et particulièrement de sa voix qui en avait fait l’une des égéries de la chaîne publique.

Elle avait pour grande qualité un sens aigu de l’analyse et un esprit d’à-propos qui trouvait pleinement sa place pour ce type de programmation. Ainsi, cette année-là, à quelques jours de Noël, elle termina la soirée de manière tout à fait inattendue et frondeuse.

« Il faut donc remettre à l’honneur le contact physique, mais tout n’est-il pas lié ? Si on est bien dans sa peau, ça veut dire qu’on est bien dans son corps et avec son corps et donc bien avec le corps des autres. On a donc plus de propension à toucher et à caresser et donc à être touché et à être caressé ».

La première partie de ses conclusions récolta un assentiment général des participants au débat et sans doute d’une majorité des téléspectateurs, mais… Elle n’en resta pas là.

« Je trouve qu’en cette veille de Noël et je vais peut-être choquer certains d’entre vous, mais je n’ai pas peur finalement de vous dire que ce que je vous souhaite, dans les heures et les jours à venir, c’est d’avoir le plaisir de vous caresser les uns les autres. Excellente soirée à tous. »

Face à son écran, Jean en fut bouleversé. Une telle conclusion lui semblait totalement à propos pour une veille de Noël. Il approcha sa main vers la cuisse de Ginette, mais elle se leva pour lui proposer sa tisane, celle qui fait bien dormir, ce comme chaque soir, comme à l’habitude.

Cela faisait dix ans qui ne s’étaient plus étreints. Elle refusait tout contact et il savait qu’il était inutile de s’emporter, d’insister et de lui dire « Mais enfin, regarde, Mamine à raison ! C’est Noël ! Caressons-nous l’un l’autre. »

Il avait beaucoup réfléchi pour trouver l’origine de leur éloignement. Il ne l’avait jamais trompée et elle non plus… Il en était certain. Contrairement à ce que disaient les psychiatres invités au débat, ils avaient tous deux eu suffisamment d’affection de leurs parents. Ils n’étaient pas vraiment croyants et ce ne sont donc pas les préceptes de Rome qui aurait pu servir de prétexte à leur isolement charnel.

Ce que Jean souhaitait, c’était surtout de la tendresse, la simple chaleur de Ginette pour se sentir conforté dans son sentiment d’être incarné, d’exister. Il avait bien tenté et à maintes reprises de lui en parler, de trouver des solutions ensemble, de chercher de l’aide, mais elle se murait alors dans un silence brisé par cette seule sentence : « l’amour, ce n’est pas que cela… ».

Mais merde ! Bien sûr que l’amour ce n’est pas que cela. Mais Noël, c’est la fête de l’amour et donc comme l’a dit Mamine, Noël c’est se caresser les uns les autres ! Il s’agissait là bien sûr d’un raccourci tout à sa convenance, mais cette interprétation respectait pour lui profondément le message d’amour qu’un homme avait voulu faire passer à l’humanité deux mille ans auparavant. Il était persuadé que c’est dans cet esprit que Mamine avait tenu ces propos.

Il finit par s’endormir, persuadé que si Mamine avait vécu au début de notre ère, elle et lui auraient été au côté de Jésus, de Jean, de Pierre, de Judas, de Jacques, de Thomas, de Marie, de Marie-Madeleine et de tous les autres. Ils auraient été amants et se seraient caressés le 25 décembre et tous les autres jours.

Trente ans plus tard, à la mi-décembre, il se trouvait avec son épouse dans une salle d’attente et c’est alors que Mamine entra et lui sourit. Lorsque Ginette se rendit seule à son rendez-vous, il l’aborda, confus, s’assurant d’abord que c’était bien elle. Il la complimenta alors sur tout, sur sa voix, son sourire. Il l’assurera de sa fidélité à chaque rendez-vous télévisé qu’il avait toujours honoré durant de nombreuses années. Il lui dit combien il avait regretté son départ à la retraite et combien sa présence lui manquait. Il lui demanda enfin la faveur d’un autographe à laquelle elle se plia bien volontiers.

« À Jean, dont la gentillesse et les compliments sincères m’ont beaucoup touchée. Mamine ».

Elle vit Jean fort ému.

Il avait donc réussi à toucher Mamine même si en vérité, seules leurs âmes s’étaient réellement caressées au travers de l’effleurement de leur main, lorsqu’elle lui remit ce petit mot touchant qu’il garderait désormais toujours auprès de lui.

Mamine ne le sut jamais, mais pour Jean, les prochains Noëls ne seraient plus comme les autres.