Le talon d’Achille… ou le mythe revisité à Troyes

Nouvelle qui eut dû être présentée au Musée Curtius le 19 novembre 2020 dans le cadre des Apéros Littéraires et de la parution d’un nouveau numéro de la revue Moments mais qui, au vu des circonstances sanitaires, …

À la naissance d’un enfant, certains parents ont l’art d’attribuer à leur progéniture un prénom qui, de prime abord, ne devrait en rien affecter leur destin mais qui cependant jouera inconsciemment un rôle sur le cours de leur existence. L’inconscient collectif est ainsi fait qu’il nous faut admettre que des forces obscures ont plaisir à se réincarner et à renforcer la prédestination de certaines et certains vers des hasards malchanceux. La vie ne m’a guère gâté puisque je fus le fruit d’une de ces fatalités pourtant prévisibles.

Mon histoire commence sur les bancs de l’université, à la faculté d’histoire, là où mes parents se sont connus. Ils suivaient le même cursus et étaient tous deux passionnés par la mythologie.

Je vous dispenserai des mots doux qu’ils s’échangeaient pour attester de leur attachement réciproque : mon Cupidon, mon Adonis, mon viril Apollon ; ma Vénus, mon Ariane, mon Hélène adorée. S’ils avaient eu conscience du fonctionnement profond de leur psyché, ils auraient été moins prolixes et s’en seraient tenus à Pygmalion et Galatée.

Mon père avait en effet toujours eu un ascendant certain sur ma mère, comme si, à l’instar du dieu grec, il l’avait lui-même façonnée d’un morceau d’ivoire. Sous sa coupe autoritaire, elle se soumettait à ses désirs et lui offrait l’amour pur et intense dont Aphrodite lui avait fait grâce. Même s’il avait plaisir à l’infantiliser, il n’en demeurait pas moins que mon vieux lui vouait une forme de vénération à laquelle Éros n’était vraisemblablement pas étranger. Les courbes harmonieuses et le large bassin de ma mère allaient aiguiser l’appétit charnel de mon tyrannique historien paternel et alimenter notre vallée de larmes de deux nouveaux héros en devenir, des jumeaux, mon frère et moi-même.

Ils ne nous choisirent pas pour prénoms Paphos et Matharmé, ce qui aurait relevé de la plus stricte cohérence. Ne pouvant toutefois échapper à leur monde intérieur, ils optèrent de commun accord pour Hector et Achille.

Quelques mois après notre naissance, ils quittèrent Paris pour Troyes où mon père avait obtenu une chaire au Campus universitaire des Comtes de Champagne. Notre enfance au cœur de la région du Grand Est fut baignée d’une forme d’insouciance même si Hector et moi-même avions déjà le sentiment d’être différents. Une certaine rivalité nous habitait qui prit sa pleine mesure dès l’adolescence. Je dois dire que j’étais assez admiratif vis-à-vis de ce frère extraverti à qui tout réussissait tandis que, replié sur moi-même et complexé, je souffrais d’une tare qui m’obsédait et m’empêchait de prendre pleinement ma place dans ce monde. La nature m’avait en effet pourvu d’un pied gauche chaussant du 37 tandis que mon pied droit chaussait du 44. Inutile de vous faire part des quolibets de mes condisciples et du désappointement de mes parents qui se voyaient obligés d’acheter deux paires de chaussures afin que je puisse me mouvoir normalement en ce monde. Selon la faculté, une malformation du talon était à l’origine de mon infirmité.

Comme je vous l’ai dit, mon père était de nature autoritaire et sa personnalité avait toujours été construite sur un seul critère : « Sois parfait ». La vue d’un fils qui manquait de stabilité ne pouvait éveiller en lui que dépit mais aussi répugnance. Au décès de son épouse, il rédigea un nouveau testament dans lequel il souhaitait que la propriété familiale revienne à mon frère Hector. J’en fus bien peiné car ce vieux manoir troyen entouré de remparts avait depuis toujours constitué mon seul univers, mon seul havre de paix.

J’ai tout tenté pour inverser le cours du destin. J’ai engagé les meilleurs avocats mais rien n’y fit. Alors que les derniers recours juridiques m’avaient conduit à l’impasse, ma force de caractère ne pouvait plus qu’affronter l’évidence. Mon monde s’écroulait.

Moi au mental si fort, moi au corps si puissant, je courbais l’échine. J’ai alors décidé de mener une expédition punitive contre Hector et les siens. Je vous passe les détails de mes tentatives avortées qui virent d’ailleurs l’un de mes amis passer de vie à trépas. Je vous fais grâce également des détails de la façon dont je m’introduisis par ruse dans la propriété, caché à l’intérieur d’une estafette postale qui avait été volée par l’un de mes complices.

Lorsque mon frère crut réceptionner un colis, il découvrit avec effroi, au travers de l’épais brouillard qui ce jour-là sévissait, mes deux pieds difformes. Il tenta alors de s’enfuir. Empli de colère, je dois avouer que j‘ai continué, dans le feu de l’action, à prendre quelques libertés dans l’adaptation de cette tragédie historique. J’ai balancé à mon infâme frangin un bon coup de pied au derrière, un coup de mon pied droit, celui qui chausse du 44, avant de lui loger trois balles de 7.65 dans la tronche. J’étais soulagé, comme libéré d’un poids immense qui m’habitait depuis la nuit des temps.

Lorsque le juge m’interrogea sur mes motivations profondes, je ne pus que lui répondre que nul ne peut échapper au destin des dieux.