Lettre à mon oeil

Cher Œil Gauche,

Nous parcourons ensemble le monde depuis plus d’un demi-siècle et jamais nous n’avons eu la moindre altercation.

Je reconnais t’avoir agressé mais c’était pour faire comprendre à notre ami Raoul, dont nous sommes les fidèles serviteurs, combien il était temps qu’il prenne ses distances par rapport à tes pulsions incontrôlées qui finiront par tous nous mener à notre perte.

Je suis désolé de te le dire mais c’est grandement ta faute si le pauvre bougre s’est fourvoyé avec cette donzelle de trente ans sa cadette. Depuis son récent veuvage, tu louchais sur tout ce qui portait jupon. Lorsque tu l’as vue la première fois, tu as évoqué un simple coup d’œil ! Faux, tu te rinçais !

Bien sûr, j’ai aussi ma part de responsabilité. De par ma fonction toute dédiée à la jouissance, j’avoue avoir par faiblesse cédé à tes incitations à la débauche en explorant avec volupté la jeunette au plus profond de son intimité. Par solidarité, je regrette à présent avoir fait profiter de ses effluves enivrantes nos deux comparses nasales tandis qu’aux cris de la belle, pour lesquels également je ne fus pas étranger, langue et oreilles aujourd’hui déprimées furent tout émoustillées.

C’est vrai que nous eûmes tous droit à notre part du gâteau. Nous ne nous en plaindrons pas. Mais quels gâchis au terme de ces réjouissances !

Sevrées des gémissements orgasmiques de la douce jouvencelle, les oreilles sont au désespoir et prétendent avoir des acouphènes tandis que nos amis les papilles salivent à tout va à la seule vue d’une démarche chaloupée. Le nez, toujours humide de désir, n’a de cesse de renifler à la recherche de divines fragrances. Et moi, pauvre imbécile, je me ronge jusqu’au sang, tout impatient d’une improbable nouvelle idylle juvénile. Ce vague à l’âme, c’est à toi que nous le devons, toi qui te veux toujours plus gros que le ventre.

Outre cette douce drogue qui désormais nous fait défaut, il fallait décidément que tu sois aussi devenu aveugle pour croire que Raoul serait de taille à rivaliser avec le mari jaloux, cette brute épaisse qui vit bien sûr d’un très mauvais œil d’être ainsi cocufié.

Quand nous comprîmes que nous manquions de discernement et que cette voluptueuse addiction charnelle nous ferait perdre pour toujours le sens de la mesure, décision fut prise collégialement de te ramener à la raison. Je fus désigné à cette tâche ingrate. Nous espérions qu’une fois le doigt dans l’œil, celui du plaisir, Raoul prenne conscience de son aveuglement et cesse de te faire confiance. Mais tu n’en as eu cure, continuant à influencer ce grand naïf jusqu’à l’inéluctable vengeance maritale, nous faisant tous courir le risque de nous envoyer ad patres.

Tu as bien mérité le beurre noir qui entoure tes paupières et nous sommes heureux que ton jumeau de droite ait échappé à la vindicte, lui qui n’est pour rien dans cette histoire. Car c’est toi le premier qui l’a déshabillée du regard, toi qui te veux libertaire car de gauche et qui snobe à tort ton frère bien plus sage.

Si à l’avenir, un tel dérapage devait se reproduire, sois certain que nous n’hésiterons pas à appeler la conscience de Raoul à la rescousse. Ce sera alors bien pire pour toi car, comme tu le sais, les consciences ont l’art de se réveiller au point d’empêcher un œil de se fermer durant des nuits entières.

Pour la confrérie des cinq sens.

Majeur Droit