Texte présenté le 8 janvier 2019 au Blues Sphère de Liège dans le cadre de la soirée mensuelle « Laisser dire » avec pour thématique le nouvel an.
Je n’ai jamais aimé les fêtes. Surtout celle de la Saint-Sylvestre. Le réveillon du Nouvel An m’a toujours fait gerber. Cette obligation de rire, de prendre du bon temps ; ce devoir d’être spirituel et souriant. Très peu pour moi. En fait je déteste m’amuser sauf sur le dos des autres. S’il est bien un domaine dans lequel j’excelle, c’est celui-là. Il n’y a pas de pire emmerdeur que moi.
Je suis né comme ça. Depuis mon premier souffle qui eut lieu prématurément et par césarienne, je prends plaisir à empoisonner la vie des gens. C’est devenu chez moi une seconde nature, un grand art que j’exerce en toute modestie car en ce domaine, si l’on souhaite œuvrer dans la durée, l’anonymat est de mise. Il vous faut faire abstraction de l’ego.
J’aime par exemple, à la sauvette, asperger de parfum féminin un inconnu portant alliance que je croise dans la rue ou dans le métro et qui rentre dans son foyer après une journée de dur labeur. En usant de leur adresse mail, je prends souvent plaisir à inscrire mes collègues féminins à toutes les newsletters dont le caractère libidineux ne laisse aucun doute. Payer en toutes petites pièces de monnaie, en séparant bien mes achats en deux ou trois comptes différents et observer la mine des consommateurs impatients qui me suivent aux caisses est pour moi un régal. Au cinéma, je ressens un plaisir quasi orgasmique à obliger tout le monde à se lever pour aller m’asseoir au bout d’une rangée qui pourtant est accessible par l’autre côté. En voiture, j’ai aussi cette envie irrépressible d’emmerder mes semblables. J’apprécie de ralentir à l’approche d’un feu vert de sorte que le moins d’automobilistes possible puissent passer. En période de soldes, alors qu’il est quasi impossible de se parquer, je m’approche lentement d’un véhicule qui n’est pas le mien en sortant des clés pour faire croire que bientôt la place va se libérer et je reste là à bailler aux corneilles de longues minutes avant de repartir nonchalamment. La variante qui est de me mettre sur un emplacement de parking en faisant croire qu’elle est réservée me plait aussi beaucoup. Lorsque je dois me garer, je me mets autant que possible à cheval sur deux places. Dans les transports en commun, je me débrouille pas mal, m’entêtant aux heures de pointe à vouloir passer au tourniquet avec un ticket usagé ou encore m’asseyant à l’arrêt d’un bus puis, dès que celui-ci stoppe pour me laisser monter, m’en éloignant à grands pas.
Bref comme vous le constatez, malgré la cinquantaine bien entamée, je suis resté un gamin de merde, un malpoli, un malappris, un discourtois qui a plaisir à galvauder les règles de la bienséance.
Chaque 31 décembre se doit pour moi d’être l’apothéose dans mon grand art.
Voilà en effet neuf ans que j’ai à cœur d’organiser, en des lieux différents, dans une villa louée sous un nom d’emprunt, des réveillons dont les invités triés sur le volet gardent à tout jamais un souvenir des plus mémorablement désagréables. Cette année n’a d’ailleurs pas failli à la règle.
C’est extraordinaire ce que le monde du showbiz peut avoir comme pouvoir d’attraction sur le commun des mortels. Il suffit de surfer sur quelques groupes de fans pour constater combien sont nombreux ceux qui vivent leur vie par procuration en s’abandonnant totalement à leur idole. Les réseaux sociaux regorgent de ces individus dont l’existence n’a de sens qu’au travers de celle vécue par celui ou celle qui a conquis jusqu’à leur âme. C’est là mon vivier.
Percevant votre intérêt, je ne peux m’empêcher de partager avec vous les grandes lignes de l’organisation d’une telle soirée.
Il faut tout d’abord choisir un endroit isolé mais suffisamment chicos pour faire croire à une dizaine de tocards que leur idole y passe de temps à autre, en toute discrétion et loin du monde, les quelques moments de liberté que lui laisse son exténuante existence.
Imaginez-vous le deal ! Offrir de présenter ses vœux à sa star préférée en un lieu tenu secret.
En clair, réinventer le dîner de con à la puissance dix.
Il vous faut bien sûr être prévoyant. Après avoir bien étudié le profil de vos proies, il est nécessaire de leur faire signer un accord de confidentialité. La région des agapes ne leur sera communiquée que très peu de temps avant les grandes réjouissances. Il est aussi impératif qu’ils tournent en rond pendant deux heures dans le secteur avant de leur indiquer précisément le lieu des festivités. Par de nombreux appels téléphoniques, vous leur demanderez également avec insistance s’ils n’ont pas fait l’objet de filatures. C’est dans leur intérêt car l’accord de confidentialité qu’ils auront signé mentionnera d’énormes pénalités financières en cas de divulgation de cet événement strictement privé. Parsemez les commodes et les tables basses du salon de cadres et de revues, de préférence en langues étrangères, avec le faciès rayonnant de l’idole bien-aimée. Mettez également bien en évidence sa boisson et par exemple les cigarettes qu’elle affectionne. Tout doit sembler cohérent à vos hôtes qui connaissent mieux que vous ses goûts les plus personnels. Vérifiez évidemment l’agenda de votre star pour que votre scénario paraisse pertinent.
Fort de ces précautions, il vous suffit ensuite d’envoyer une invitation stipulant que ce réveillon se fera en smoking et robe longue. Il est peu probable que vos hôtes en disposent et c’est donc à grands frais qu’ils iront louer lesdites tenues afin d’être parés au mieux pour la rencontre de leur vie.
À l’entrée de la bâtisse, vous prévoirez deux gardes en uniforme d’une société de surveillance qui vérifieront l’identité de vos convives et qui par sécurité leur enlèveront leur téléphone portable et leur éventuel appareil photo. Dès que l’assemblée sera au complet, vous pourrez prendre congé de vos braves cerbères qui auront apporté toute crédibilité à votre simulacre.
Vous accueillerez vos hôtes en vous présentant comme majordome ou dame de compagnie, seul à même de les recevoir en raison des congés de fin d’année et d’une gastro-entérite foudroyante et contagieuse qui, depuis Noël, a décimé le reste du personnel.
Vous recueillerez bien sûr tous les présents de grand prix offerts par vos hôtes. Idéalement, vous suggérerez même préalablement un cadeau commun qui vous fera réellement plaisir. N’ayez pas peur de forcer sur la dépense, il faut quand même rentrer dans vos frais.
Dès le seuil de la porte, vous demanderez à vos invités de se déchausser, prétextant que l’hôte des lieux a en sainte horreur les déjections diverses présentes aux semelles des chaussures. C’est donc pieds nus ou en chaussettes que ceux-ci déambuleront grotesquement sur le pavé froid du salon.
Il vous faudra ensuite inventer un motif justifiant du retard impromptu de l’idole bien-aimée. À cette fin, vous vous munirez dans second téléphone portable dans lequel vous aurez préalablement enregistré une série de messages d’excuses à l’envoi différé.
Ainsi, au vu de l’heure qui avance, l’illustre retardataire proposera de déjà passer à table dans l’attente de son arrivée qui s’annonce.
Vous servirez alors l’entrée dont certaines assiettes auront été enrichies d’un puissant laxatif. Le nombre d’assiettes ainsi maquillées est fonction du nombre de w.c. disponibles au sein du logis loué selon la formule : nombre d’assiettes trafiquées = nombre de w.c. + 1. En effet, dès que l’envie irrépressible d’un besoin naturel se fera sentir, l’un ou l’une de vos victimes infectées se verra dans l’obligation de prendre le chemin du jardin. Vous marquerez bien sûr votre étonnement sachant le renom bien établi du traiteur choisi. Vous suggérerez que les trois malheureux convives sont sans doute sujets à cette fameuse gastro-entérite qui il y a peu décima le personnel du lieu.
Durant l’un des entremets, il y aura bien l’un des convives qui s’approchera du sapin de Noël toujours présent et qui touchera la guirlande défectueuse lui rappelant ainsi l’un des préceptes d’une bonne éducation : on ne touche pas à tout chez les gens.
Sur base d’un nouveau pseudo message d’excuse, vous proposerez aux convives de passer au plat principal. Il vous faudra être créatif et invoquer des caprices de star pour leur faire déguster du jeune ragondin d’Asie ou des tranches de pitons de Madagascar au lait de guenon. Ces mets n’en auront bien sûr que le nom puisqu’il s’agira d’un civet de biche ou d’un steak de bison mais ça bien sûr vos hôtes n’en auront vent. Comme chacun sait, la saveur d’un mets réside dans sa sauce. Ne gâchez pas votre plaisir et filmez cette scène d’anthologie afin de pouvoir vous en repaitre à souhait par la suite.
Lors des conversations, vous n’hésiterez pas mentionner l’étrangeté de cette soirée marquée par une fatalité peu commune et vous jetterez le trouble en disant que l’un des convives est certainement porteur d’énergies subtiles néfastes que ne pourra supporter l’hypersensibilité de la star bien-aimée qui ne saurait tarder à les rejoindre et qui d’ailleurs confirme son arrivée avant les 12 coups de minuit. Vous créerez alors des suspicions propices à faire naître un malaise persistant et perceptible.
Vers 23 h 45, vous couperez le courant et allumerez les trois bougies d’anniversaire, les seules disponibles dans toute la maisonnée. Vous profiterez de ce moment pour filer à l’anglaise avec votre voiture cachée dans un chemin attenant, non sans dégonfler au moins deux pneus de chaque véhicule de vos hôtes et en emportant leur paire de chaussures. N’oubliez pas vos cadeaux.
À l’aide de l’un des GSM des convives qui, je vous le rappelle, ont été saisis par les gardes à l’entrée, vous appellerez la police en signalant qu’une bande de va-nu-pieds qui se prétend ami de la fameuse star X fout un bordel monstre dans le voisinage et s’adonne à des pratiques que la morale ne peut cautionner. Vous évoquerez le bruit d’armes à feu et la présence de personnes courant cul nu dans le jardin.
Je vous garantis que tous se souviendront de leur Nouvel An.
En ce lendemain de fête, j’ai comme tout le monde pris de bonnes résolutions. En 2019, je vais hanter les librairies avec un cutter et découper proprement les dernières pages des romans policiers, là où enfin l’intrigue se dénoue. Et puis pour le 31 décembre, j’envisage de louer non pas une villa mais un château car dix ans, ça se fête.
Meilleurs vœux à tous.