L’inconnu d’avril

Texte qui eut dû être présenté au Blues-Sphere le 7 avril 2020 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Poisson d’avril » mais qui au vu des circonstances sanitaires …

Aussi loin que me portent mes souvenirs, j’ai toujours vécu dans un monde de solitude. Sans doute est-ce parce que j’étais l’unique enfant de vieux parents vivant reclus à la campagne et que le bruit des gosses insupportait. Je ne sais trop. Toujours est-il qu’un jour, j’en ai eu marre de mon univers confiné et que je suis parti vers la ville pour y entamer une formation en mécanique, domaine qui me semblait du plus haut intérêt. Très vite, je compris que ma vocation n’était pas de régler des moteurs et j’ai abandonné clés à molette et salopette.

En fait, je n’avais d’aptitude ou d’envie pour rien. Le destin avait choisi pour moi la vie morne des gens communs pour qui le passage sur terre, sans aucun fait d’armes, se limite à un acte de naissance et un acte de décès. Le style laborieux de l’ombre qui a tendance à ne faire aucune vague et qui cherche plutôt à se faire oublier en affectionnant plus particulièrement les bienfaits de la solitude. Tel est donc mon chemin.

Pour payer mes études, j’ai trouvé un emploi de gardien de nuit dans un parking au cœur de la cité, un travail que j’assume maintenant depuis plus de trente-cinq ans. Ce job me convient parfaitement. Je me suis en effet vite rendu compte que j’étais un inadapté social, incapable d’entretenir des liens profonds et durables avec quiconque. J’eus bien l’une ou l’autre aventures galantes mais elles ne durèrent guère plus que quelques jours à l’exception de Mirette, une nympho introvertie dont les hurlements de plaisir occupaient la quasi-totalité du discours. Nous avons rompu lorsque mon ORL m’a confirmé un début de surdité vraisemblablement dû à ses vagissements de volupté.

Bref, je vis seul depuis vingt ans dans un petit appartement que j’ai acheté en bord de Meuse. J’évite tout contact avec les voisins qui pour la plupart, au vu de mes horaires, n’ont même pas connaissance de ma présence parmi eux. Quand je dis que je vis seul, je me méprends. En fait, je partage mon existence avec Horst.

Nous nous sommes rencontrés après ma garde de nuit, un dimanche matin d’automne, alors que je me baladais nonchalamment le long du fleuve. Le dimanche, c’est jour de marché et les quais sont animés sur plus de trois kilomètres. J’affectionne particulièrement cette promenade dominicale qui me permet de garder un pied dans le monde de mes semblables. C’est le seul jour où je fais des emplettes. Le reste du temps, après mon travail, je rentre me reposer puis je regarde la télé ou fais quelques mots croisés. J’aime donc à me retrouver dans l’ambiance particulière de ce bazar à ciel ouvert où je prends plaisir à observer mes contemporains.

C’est sous l’un des ponts qui enjambent le fleuve que je l’ai aperçu. Il était derrière un étal, immobile, les yeux rivés dans ma direction. Alors quelque chose s’est produit. Une forme d’attirance électromagnétique. Nous nous sommes regardés et avons tout de suite compris l’un et l’autre que ce serait à la vie, à la mort. Il ne disait rien. Il me regardait longuement, fixement, sans sourire, avec une sorte de bienveillance rassurante. C’est cela sans doute que j’ai aimé chez Horst. Cette bienveillance et ce regard. Ses grands yeux fixes comme cerclés par des lunettes au charme désuet. Cette sorte de nonchalance aussi dans le mouvement. Il m’a fait tout de suite penser à l’inspecteur Derrick, le héros de la fameuse série policière allemande dont chaque épisode m’avait passionné. Derrick, incarné par Horst Tappert, ce commissaire impassible qui vient à bout des enquêtes les plus complexes. Un solitaire comme moi.

Je me suis décidé très vite. J’ai acheté un canon, un trois-mâts et un château moyenâgeux afin d’embellir le fond du grand aquarium que j’avais choisi pour mon nouveau compagnon. Puis nous sommes rentrés à la maison et j’ai installé Horst dans son nouvel environnement, sur une table basse à côté du canapé afin qu’il puisse regarder avec moi la télévision. Jamais je n’aurais pensé qu’un poisson rouge puisse agrémenter autant une terne existence. Horst s’est très vite adapté à son nouveau lieu de vie. C’est un être très conciliant qui s’exprime peu mais écoute beaucoup. Il aime ainsi que je lui relate mes avis sur la politique et semble adhérer à mes idées, tantôt de droite, tantôt de gauche en fonction de mes humeurs du moment ou des discours qui me paraissent les plus probants. Mon inconstance sur les sujets de société ne semble absolument pas le déranger. Cependant, j’ai constaté que les matchs de foot ne l’intéressaient guère de même que les westerns, genre cinématographique pour lequel je voue une véritable passion. Alors, afin de ne pas imposer mes seuls choix, je lui propose de regarder régulièrement un film X et il m’en remercie en frétillant de la queue. Je sens que ça lui fait du bien.

Tout allait pour le mieux jusqu’à mi-mars où j’ai commencé à tousser. J’avais des courbatures, un peu de fièvre. Bref, je ne me sentais pas bien.  Avec tout ce qu’on racontait à la radio et à la télévision, les histoires en Chine, j’ai redouté le pire. Je me suis alors dit qu’il fallait prendre des dispositions, celles que j’envisageais depuis bien longtemps.

J’ai pris congé un samedi et suis allé en voiture à Aix-la-Chapelle. J’ai tout d’abord visité un brocanteur où j’ai acquis deux chopes, une sérigraphiée Becks et l’autre Clausthaler. J’y ai également acheté quelques menus objets typiques, dont une horloge tyrolienne avec coucou. Je me suis ensuite rendu dans un magasin de seconde main dans lequel j’ai trouvé quelques costumes, pantalons, chemises et caleçons de taille XXXL ainsi que trois paires de chaussures de pointure 46 avec chaussettes de même taille. Il y avait là aussi un vieux chapeau Fedora ainsi qu’un classique chapeau tyrolien, tous deux de taille 65. À la surprise de la vendeuse, je ne suis pas passé par la cabine d’essayage. Au vu de ma corpulence, elle en aura convenu que tous ces achats ne m’étaient pas destinés, ce en quoi elle avait raison. À part pour faire le pitre lors d’un carnaval, ces frusques auraient pu accueillir deux personnes de mon gabarit.

Je suis ensuite passé par un supermarché où j’ai acheté des bières de même marque que les pintes que j’avais trouvées à la brocante, du dentifrice, quelques charcuteries sous vide, principalement de la saucisse de Francfort, et quelques conserves de choucroute.

Je me suis enfin arrêté à une station d’essence proche de la frontière où j’ai fait le plein et où j’ai acheté quelques Bretzels, quelques magazines people, les journaux der Spiegel et Frankfurter Allgemeine Zeitung ainsi que deux revues érotiques et trois DVD pornographiques. Par prudence, lors de cette incursion en terres germaniques, j’ai payé tous mes achats avec de la monnaie sonnante et trébuchante.

De retour dans mes pénates, j’ai d’abord nourri Horst et je lui ai relaté mon escapade ce qui sembla l’intéresser, tout en ne lui avouant pas mes futurs desseins. J’ai ensuite rangé les costumes, les chaussures et le pardessus de couleur caca d’oie dans le placard de l’entrée tandis que les autres habits ont pris place dans la garde-robe de la chambre d’amis. J’ai vidé un peu de dentifrice dans l’évier et j’ai disposé le tube dans un verre avec une vieille brosse à dents que j’avais découverte il y a peu au fond du parking, lors d’un de mes tours de garde. J’ai retiré quelques préservatifs de la boîte que je venais d’acheter et les ai jetés dans les w.c.. J’ai ensuite disposé les deux pintes et les conserves dans l’armoire de la cuisine tout en prenant soin de mettre au frais les bières et les aliments que je venais d’acheter. J’ai enfin pendu la pendule tyrolienne à un des murs du salon. J’ai disposé les revues de-ci de-là dans l’appartement et les DVD près de la TV. J’étais assez fier de moi.

La soirée s’est déroulée paisiblement.

Le lendemain, je me suis levé aux aurores et j’ai bu deux cafés dans deux tasses différentes que j’ai bien lavée avant de les déposer sur l’évier. Avec une éprouvette, je me suis saisi de Horst que j’ai déposé délicatement dans un petit sac en plastique transparent. Puis, discrètement, nous avons tous deux quitté l’immeuble en prenant soin de ne pas nous faire remarquer. J’ai abandonné son aquarium proche d’une bulle à verre. Arrivé au niveau du quai des abattoirs, je me suis assis sur l’un des bancs et j’ai expliqué à Horst la raison de cette balade matinale.

« Vois-tu mon bon Horst, je sens la fin venir alors plutôt que de souffrir, je préfère décider moi-même de mon destin et donc aussi du tien. Quand nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes juré d’être ensemble à la vie à la mort. C’est maintenant l’heure fatale. Sauf à avoir partagé ton existence, ma vie fut d’une platitude sans nom. Alors j’ai envie de partir en beauté en te faisant indirectement honneur. Dans quelques minutes, je vais disposer à quelques mètres de nous l’une des chaussures de grande taille que j’ai achetée Aix-la-Chapelle. J’ai bien pris soin de laisser l’autre à l’appartement. Tu vas vite comprendre pourquoi. Ensuite, je vais te prendre par la queue et je vais t’avaler. Non pas comme Kevin Kline dans le film « Un poisson nommé Wanda » mais plutôt comme Jonah Hill dans « Le loup de Wall Street ». Je vais te gober et tu ne sentiras rien. Tu ne souffriras absolument pas. Enfin, je vais me tirer une balle dans la tête avec le revolver que m’a offert un mafieux pour planquer dans mon parking quelques voitures qu’il avait volées.

J’ai bien pris soin de rédiger une lettre que j’ai laissée sur la table de la cuisine et que j’ai signée de nos deux mains en stipulant que toi et moi en avions assez de cette existence. Mais toi, depuis hier tu as une double existence.

Je ris déjà sous cape des titres des articles de presse qui ne manqueront pas de foisonner sur le Net :

« Le géant allemand introuvable ».

« Qu’est devenu Horst, l’ami du suicidé du 1er avril ».

« La Meuse sondée depuis trois jours, aucune trace de l’Allemand Horst ».

« L’homme qui aimait la choucroute et les films pornos a-t-il tué son compagnon ? ».

« Le médecin légiste confirme : « le présumé suicidé du 1er avril avait avalé un poisson rouge » ».  

« Qu’est-il advenu de Horst, le compagnon du gardien de nuit sans histoire ? ».

Vois-tu mon bon Horst, c’est ce dernier titre qui me plaît le plus…un gardien de nuit sans histoire. Notre vie ne fut que médiocrité et banalité mais bientôt, d’aucuns nous inventeront des histoires post-mortem que les plus fades des vivants nous envieront.

Seul pour moi subsiste une interrogation avant de quitter cette vallée de larmes.

Aurons-nous affaire à un policier du gabarit de Derrick pour traiter, comme le dira la presse, « la mystérieuse affaire des suicidés du 1er avril » ?