La Foire

Texte présenté au Blues-Sphere le 6 octobre 2020 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « La Foire ».

Depuis 1594, la foire de Liège constitue un des moments festifs majeurs en Cité Ardente et c’est, non sans une pointe de fierté, que nous principautaires proclamons notre kermesse comme étant la plus ancienne du royaume. La plus grande aussi avec ses 170 forains dont les attractions s’égrènent sur près de deux kilomètres. Chaque année, elle accueille en moyenne un million et demi de visiteurs.

Il n’est pas un 10 octobre sans que je ne me rende en pèlerinage à la foire de Liège.

Contrairement au plus grand nombre, ma motivation n’est pas de me mêler à la foule nombreuse qui déambule de l’avenue Rogier au pont d’Avroy, toute à la joie d’y retrouver une part d’enfance, de nouvelles sensations fortes ou tout simplement le goût du Lacquemant et de la barbe à papa.

Mon dessein est bien différent. Il est de revivre avec nostalgie mon premier baiser, celui que m’offrit Odette, en une fin d’après-midi d’automne, dans le palais des glaces. Nul ne peut oublier son premier baiser souvent échangé furtivement, avec cette tendresse sauvage propre à l’adolescence. Impossible d’effacer de ses souvenirs ce premier contact intime avec l’autre, cet instant qui nous a ouvert la porte vers une autre dimension. Celle où tous nos sens deviennent insatiables et réclament leur part instinctive de jouissance pour pouvoir pleinement exister.

Je vous ferai grâce de circonstances de notre rencontre. Sachez simplement qu’Odette répondit à l’invitation que je lui fis de passer un mercredi après-midi en ma compagnie. J’étais à l’époque un garçon assez réservé et peu entreprenant à l’égard du sexe opposé. Cela s’expliquait sans doute par le fait que je sois enfant unique et par une éducation rigoriste qui assimilait tout plaisir à une transgression conduisant au péché et donc à l’enfer. C’est cet aspect de prime abord timoré qui me donnait un air ténébreux et blasé qui poussa la belle Odette à prendre l’initiative de ce premier baiser. Tout en moi en garde encore le souvenir vivace alors que les miroirs nous renvoyaient l’image de nos corps difformes. Ce moment initiatique me permit de me dégager du carcan familial en accueillant ce que la vie avait de plus fascinant à m’offrir. L’amour. C’est tout au moins ce que je pensais. Mais cette aventure ne dura toutefois guère plus d’un hiver au cours duquel ma tendre amie m’initia au plaisir de la chair pour ensuite me quitter afin d’éviter, disait-elle, que la lassitude s’installe.

Rétrospectivement, je ne peux qu’abonder dans son sens. Rien n’est pire que l’habitude, surtout en amour.

Par la suite, j’amenais chacune de mes conquêtes au sein du labyrinthe de verre mais je n’éprouvais plus jamais les mêmes sensations, la même ardeur. Ce ne furent que des instants fades et sans aucun relief. Après quelques tentatives, je décidais qu’il était préférable que j’y retourne seul, avec toujours cet espoir qui me caressait d’y croiser Odette. Cela n’arriva jamais.

Il me fut toutefois offert d’y faire quelques rencontres improbables. Celle tout d’abord d’une jeune femme aveugle guidée par son chien au flair certain qui lui fit trouver la sortie bien plus vite que ne l’aurait fait n’importe quel autre quidam. La rencontre aussi d’un claustrophobe accompagné de son médecin psychiatre qui testait dans le palais des glaces une nouvelle forme d’approche thérapeutique pour cette pathologie oh combien invalidante. La rencontre d’un clochard qui franchissait la porte juste avant l’heure de fermeture pour trouver refuge dans l’impasse la plus éloignée afin d’y passer la nuit. Le gérant d’une vitrerie proche de mon domicile qui, m’avoua-t-il, considérait comme une obligation professionnelle de fréquenter chaque année les lieux. Des obèses et des anorexiques qui, au travers des miroirs déformants, projetaient leur désir d’habiter un corps différent.

Ce matin, j’ai toutefois pris une décision irrévocable. Ce 10 octobre, ce sera mon dernier pèlerinage. Au cours du petit déjeuner, je fus en effet ébranlé par un commentaire désobligeant, un de plus que me fit Josiane avec qui je partage mon existence depuis bientôt dix ans.

C’est une femme délicieuse mais qui, riche dit-elle de ses expériences de vie et de son parcours en développement personnel ne peut s’empêcher de jouer à la pseudo psychologue à deux balles. Plutôt conquise par les théories de Freud, chaque acte que je pose est ainsi interprété en fonction de mon stade anal et tout est ramené à ma sexualité qui pourtant, depuis une décennie, se résume à portion congrue. Sa gourmandise charnelle est en effet proportionnelle au régime alimentaire qu’elle suit. Comme elle fait régime la majorité de son temps et depuis longtemps, la fréquence de nos rapports est calquée sur les petits extras qu’elle peut se permettre… c’est-à-dire jamais sinon à Noël et parfois à l’an neuf. Enfin bref, comme à l’habitude Josiane ne manquait pas de me faire un reproche alors que nous prenions notre café.

« Mon pauvre ami, tu n’as jamais su aller à l’essentiel. Aller du point A au point B par le plus court chemin est pour toi totalement impossible. Toujours, pour tout, tu dois tergiverser, faire des tours et des détours. Et c’est pour tout comme ça. Même en amour. Pas étonnant que tu n’as jamais pu rendre une femme heureuse. »

Ces mots déclenchèrent en moi en torrent de frustrations et de tristesse. Me dire cela à moi, le jour de mon pèlerinage annuel !

Je ne pouvais cependant nier que Josiane avait raison. J’avais bousillé ma vie à explorer des voies sans issues pour être rassuré, pour que rien ne m’échappe, pour avoir le sentiment de maîtriser mon destin et par la même celui des autres. C’est sans doute ça qui avait fait qu’un soir de février, il y a bien longtemps, Odette m’avait quitté. Elle avait compris qu’avec moi la vie à deux se déroulerait non comme un long fleuve tranquille mais comme un parcours d’obstacles labyrinthiques. Aujourd’hui, cela me crevait les yeux. Alors j’ai pris ma décision. Après le souper, j’ai dit à Josiane que j’allais faire un tour. Je suis monté dans le bus en direction des Guillemins et me suis arrêté juste à l’entrée de l’avenue Rogier. J’ai parcouru lentement les quelques centaines de mètres qui me séparaient du labyrinthe.

En cinquante ans, cette attraction n’a guère changé. Elle se situe toujours à la même place, avec le même décor, les mêmes couleurs, le même éclairage, le même accueil nonchalant d’un préposé qui vous regarde sans mot dire, avec un sourire convenu, un œil sur un mini téléviseur et l’autre sur la monnaie qu’il vous rend. Et puis, tout au long du parcours, il y a ces rires en boîte, les mêmes que ceux que l’on retrouve en arrière-fond sonore de la série Benny Hill ; ces rires forcés et agaçants qui sont là pour vous rappeler que la règle est à l’autodérision et qu’il est de bon ton de vous esclaffer face à votre portrait déformé.

J’ai payé mon entrée et laissé un large pourboire au brave gars qui me souhaitait un excellent divertissement. En matière divertissement, c’est lui qui allait être servi.

Arrivé au cœur de l’attraction, j’ai commencé à hurler. Des cris de peur mêlés à des cris de haine mêlés à des rires nerveux et saccadés qui se mêlaient aux rires des haut-parleurs. Et puis j’ai brandi mon arme, un P38, menaçant au passage une grand-mère et sa petite-fille ainsi qu’un couple d’amoureux. Les gens autour de moi s’encouraient en se tapant la tête sur les miroirs. Ensuite j’ai tiré. Quatre coups en l’air et un dans ma tempe.

Puis, curieusement, je me suis senti léger, tellement léger que je me suis élevé au bas du houppier du marronnier le plus proche. C’était particulier, et comme beaucoup de ceux qui vécurent une expérience de mort imminente, je devenais témoin de ma propre fin. Je ne sentais plus mon corps et je planais là, à quelques mètres, à observer le spectacle.

Dans un premier temps, il y eut une fuite désordonnée de la foule tout autour de l’attraction puis, cinq policiers se sont rués armes au point à l’intérieur du labyrinthe. Ils couraient dans tous les sens comme des poulets sans tête, tout paniqués à l’idée de manquer leur cible et de tirer sur mon reflet alors qu’avec un plus de chance, je pourrais moi faire mouche et les envoyer ad patres. J’avoue que cela m’a fait beaucoup rire de les voir s’agiter ainsi. Et puis, soulagés, ils ont découvert mon corps inanimé. Je vous fais grâce de la scène surréaliste qui s’ensuivit lorsque les secours, armés de leur brancard, partirent eux aussi à ma recherche accompagnés d’une jeune policière encore sous l’émotion des moments qu’elle venait de vivre. De mon perchoir, je ne puis malheureusement que vous confirmez, et ce sans la moindre misogynie, que décidément les femmes n’ont pas le sens de l’orientation. Après plus de dix minutes à parcourir les allées, ils chargèrent mon corps sur la civière et m’évacuèrent par l’entrée où une foule dense et silencieuse attendait mon apparition. Les forains alentour, poussés par la curiosité et souhaitant également participer à ce spectacle gratuit, avaient coupé leur haut-parleur tonitruant et avaient cessé de faire l’article de leur attraction. Seuls, depuis les tréfonds du labyrinthe, hurlaient en boucle les rires mécaniques et métalliques que le pauvre gérant, complètement atterré, avait oublié de faire taire. Je fus surpris par les commentaires de certains. Il y en avait qui répétaient à qui mieux mieux que j’étais un terroriste ; d’autres qui prétendaient que j’avais déjà un lourd passé judiciaire, que je venais d’attaquer le paki du coin et que voilà ce qui arrive avec notre justice laxiste ; d’autres enfin, une minorité perspicace, qui affirmaient que c’était par dépit amoureux que j’avais agis de la sorte.

Je suis resté là-haut en observateur jusqu’au départ de l’ambulance. Puis je me suis senti aspiré vers une lumière bienveillante qui m’amena alors à un carrefour muni d’un panneau indicateur qui proposait trois directions : le paradis, le purgatoire et les enfers. Au centre du carrefour, Saint-Pierre. Celui-ci analysa mon dossier et me déclara, au vu des derniers événements, inapte au paradis. Il admit toutefois que les bonnes actions engrangées tout au cours de mon existence m’épargnaient de brûler au cœur de la fournaise éternelle. Il me signifia qu’il ne me restait plus qu’à rejoindre le purgatoire avant de pouvoir éventuellement connaître le bonheur sans fin. Il m’a demandé si j’avais une boussole ce qui bien sûr m’interpella. Il me dit alors qu’il était strictement interdit de disposer d’une boussole pour aller au purgatoire de même que de petits cailloux. « Le purgatoire me dit-il est un grand labyrinthe dont il vous faudra trouver seul la sortie si vous voulez un jour participer à la félicité des justes. Vous verrez, il y a peu de différence avec le monde que vous avez connu sur terre ».

Au vu de mon expérience labyrinthique, j’avais bon espoir d’y parvenir mais je me suis dit que ce serait bien plus agréable de faire le chemin à deux, avec Odette. J’en ai fait part à mon hôte qui accueillit ma demande avec compréhension sans me promettre toutefois d’y accéder. « Nous verrons… Peut-être… Les voies du Seigneur sont impénétrables » me dit-il en ouvrant la porte de mon nouveau domaine.

Décidément, l’espoir fait vivre. Même dans l’autre monde.