Texte présenté au Blues Sphère le 4 juin 2019 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec « le soleil » pour thématique imposée.
Ginette et moi, c’est une longue histoire. Trente-cinq ans de mariage.
Trente-cinq années d’habitudes bercées par l’apaisement du train-train quotidien.
Si je consens à cet univers sans couleur, c’est qu’il m’apporte la paisibilité propre aux apathiques qui prennent plaisir à regarder la vie comme un spectacle, évitant ainsi d’être véritablement acteur de leur existence. Ginette, elle, est plutôt du genre metteur en scène. Elle apprécie que le destin soit régenté suivant son bon vouloir et possède ce côté rassurant spécifique aux femmes de caractère psychorigides qui aiment à prendre toutes les décisions, grandes ou petites. Cela me convient parfaitement et me place dans une situation de confort dans laquelle se repaît mon indolence.
À vrai dire, c’est Ginette qui m’a choisi. Non pour mon intelligence, car l’honnêteté m’impose d’affirmer que j’en suis totalement dépourvu. Pas non plus pour un physique avantageux. Trapu et bedonnant depuis ma plus tendre enfance, mon corps n’a jamais éveillé que mépris et sarcasme même si, je dois l’avouer, je suis membré comme un étalon. C’est là d’ailleurs le seul cadeau que me fit dame nature. Ne parlons pas de ma vaillance au travail, elle est en ligne avec la langueur qui m’anime. De plus, je ne fais preuve d’aucun trait d’esprit. Je n’ai aucun sens de la dérision et encore moins de l’autodérision. Bref, malgré la caractéristique équine que je viens de mentionner, je suis ce qu’il est convenu d’appeler une couille molle.
Si Ginette m’a choisi, c’est parce que je lui rappelais son père. Un gentil, un consensuel de naissance l’Alfred ; un homme sans problème et qui surtout n’en cherchait pas. Bref, le genre bonne pâte et bonne poire qui, comme moi, offrent aux contempteurs la joie facile de nourrir le surdimensionnement de leur ego. Sachez que je n’en ai cure. Croyez-moi, il y a bien du confort en une existence de semi-protozoaire… même si depuis quelques heures, ma vie a totalement basculé.
Mais, revenons à Ginette. Jeune, je la trouve à mon goût bien que, comme je l’ai signalé, c’est elle qui a jeté son dévolu sur moi. Comme à l’habitude, je n’ai fait montre d’aucune résistance, me laissant emporter par la vague du destin. J’avoue que la fermeté de ses chairs et son sens de l’initiative dans la recherche de la volupté contrebalançaient largement ses perpétuelles récriminations à mon égard. Mais le temps a fait son œuvre et tant son sadisme que mon masochisme sont entrés dans un état de léthargie que même les dernières générations de sexe-toys n’ont pu réveiller. Depuis longtemps, les plaisirs érotiques ne compensent plus chez moi l’humeur chagrine et les éternelles admonestations de celle qui régente ma vie.
Ce qui a l’art de m’agacer au plus haut point, surtout depuis quelques mois, c’est son côté nécromancienne avec une prédisposition à toujours vouloir prévoir les événements fâcheux de mon existence. Un don qu’elle tient de sa mère. Il n’y a pas une heure sans que j’entende à propos de tout et de rien :
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- Je te l’avais bien dit !
- Je ne te l’avais pas dit ?
- Qu’est-ce que je t’avais dit
- Je le savais depuis longtemps
- Je l’avais deviné
- Je t’avais averti
- Ça devait arriver, bien sûr.
- Quand on te le dit
- Je l’avais senti, pas vrai !
- Qui avait encore une fois raison ?
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Toujours à prédire mon avenir la Ginette. Maintenant que je suis pensionné, cette propension à la divination m’agace au plus haut point, mais il paraît que c’est pour mon bien.
Et puis aujourd’hui, une brèche s’est ouverte en moi. Une sourde colère a pris naissance au sein de mes couilles molles avec une irrépressible envie de lui faire rendre gorge à cette pintade.
Alors j’ai commencé par la gifler. Deux bonnes claques sur chaque face de sa salle tronche. « Et celle-là, tu l’as vu venir ? » « Et celle-là ? » « Deux pour le prix d’une ! Tu les avais prévues celles-là ? ». Je lui ai ensuite labouré son gros bide à coups de taloches. « Et ceux-ci, tu savais aussi qu’ils étaient pour toi ? Tu l’avais deviné, madame l’astrologue ? ». « Le libre arbitre, ça te dit quelque chose, Madame je sais tout ? ».
Puis j’ai pris un couteau, le grand, celui qui sert à couper le rôti et je l’ai égorgée afin de ne plus jamais entendre ses prévisions à deux balles associées à ses chapelets de reproches.
Ensuite je me suis assis et tandis que l’odeur métallique du sang visqueux de Ginette se répandait dans la cuisine, je me suis servi une tasse de café. Je me suis laissé aller à rêver d’une vie nouvelle en écoutant Europe 1 qui diffusait les derniers tubes à la mode. Après ce furent les informations, puis l’émission d’astrologie animée par Madame Soleil, une émission que jamais ne manquait Ginette.
Germaine Soleil, la pythie fréquentée par le Tout-Paris. La reine de l’horoscope. Celle qui lit l’avenir comme un curé lit son bréviaire. Celle qui conseille tant les gens modestes que les plus grands de ce monde. Même Georges Pompidou, Président de la République, a avoué ne pas lui arriver à la cheville.
Je me suis dit qu’après avoir enterré Ginette dans le jardin, il serait peut-être judicieux que je la contacte, Madame Soleil, afin de savoir ce que l’avenir me réserve.
Qui est Madame Soleil ?
Née le 18 juillet 1913, Germaine Soleil a été, dès son plus jeune âge, initiée par son père à l’observation des astres. Cependant, la petite fille ne rêvait pas de devenir astrologue mais médecin. La mort prématurée de ses parents et les difficultés financières la firent renoncer à ses projets, et elle s’orienta vers des études de dactylographie, plus courtes et moins onéreuses. Après avoir exercé le métier de secrétaire, elle se maria avec Gaston Fargeas, dont elle eut quatre enfants. Elle ouvrit ensuite un magasin de lingerie, mais les astres ne la soutenant pas, l’affaire périclita et Germaine Soleil chercha une autre voie.
Sa tante Rachel était diseuse de bonne aventure et avait une roulotte à Paris. Elle initia sa nièce aux secrets de la voyance et de l’astrologie.
Elle s’est fait connaître dans les milieux mondains après avoir ouvert un cabinet d’astrologie où elle prédisait l’avenir à des politiciens et d’autres personnalités.
Parmi eux, Paul Meurisse qui était directeur artistique d’Europe 1. Il lui proposa d’animer un horoscope matinal sur les ondes de la radio la plus populaire de l’époque. Le 14 septembre 1970, elle débute une émission quotidienne où elle fait part de ses analyses astrologiques. Ce rendez-vous sera programmé durant 23 ans jusqu’en septembre 1993.
Le président français Georges Pompidou y fera même allusion en répondant à un journaliste lors d’une conférence de presse « Je ne suis pas Madame Soleil ! ». L’expression est devenue populaire par la suite.
Madame Soleil a également fait des apparitions dans le Club Dorothée sur TF1. Elle est décédée à Paris à l’âge de 83 ans, le 27 octobre 1996 et a été inhumée à Levallois-Perret.