Lorsqu’un bon vin s’invite à table, nombreux sont les convives de la gente masculine à avoir un avis averti sur la dive bouteille qui bientôt s’ouvrira à leur sens.
Contrairement aux dames, la loquacité vinicole de ces derniers n’a d’égal que les commentaires qu’ils peuvent faire sur l’évolution du classement du championnat de football ou sur la situation politique du moment.
Ces trois thèmes sont souvent sujets à des débats passionnels, mais le vin a pour lui d’être moins enclin aux polémiques.
Lorsque le chapitre du pinard est abordé, une sorte d’égrégore joyeux, parfois sérieux mais toujours empathique entoure l’assistance. Le vin a pour lui d’être avant tout rassembleur et vecteur de convivialité.
Chacun sait autour de la table qu’en la matière rien ne peut être tranché. Les préférences, les goûts peuvent évoluer.
Si au départ, ce sont souvent les cépages appréciés généalogiquement qui influencent ses choix, la personnalité du buveur de vin s’affine et s’affirme au travers des voyages et des relations sociales qu’il noue au fil du temps et qui lui permettent d’élargir ses horizons.
Après une pratique bibitive certaine, que l’on peut selon moi estimer à deux décennies, il est possible de catégoriser le buveur de vin.
Il y a tout d’abord le collectionneur d’étiquettes. Son violon d’Ingres s’est porté sur le vin mais il aurait tout aussi bien pu collectionner des timbres-poste, des petites culottes ou des porte-clés. La différence réside dans les moyens investis pour assouvir sa passion et surtout de l’aura indirect qui en résulte. La collection se doit d’être prestigieuse, présentant de nombreux magnums, faute de quoi elle n’est digne d’aucun intérêt. La possession de différents millésimes conforte l’accumulateur de grands crus dans l’image qu’il veut refléter. Celle de quelqu’un de fidèle, de rigoureux, d’organisé mais surtout quelqu’un de gâté par l’existence car, évidemment, sa collection n’est pas à la portée de la première bourse venue.
Un fidèle également est le buveur de gros rouge. C’est un homme d’habitudes qui ne veut pour rien en changer. Le cubi ou le litron trône dans la cuisine, à la même place depuis belle lurette. Ce modeste déteste la nouveauté et l’insécurité. Inutile de lui offrir un autre breuvage car il en viendra toujours à dire « c’est bon, mais je préfère quand même le mien ». Jamais il n’évoquera le prix payé mais cela restera malgré tout l’un de ses référentiels.
La troisième catégorie est celle du buveur de classe moyenne. Il varie ses plaisirs en choisissant quelques blancs, rouges et rosés au meilleur rapport qualité prix en fonction de ses visites aux foires aux vins qui fleurissent en automne dans les hypermarchés. Et puis un soir, pris d’une subite folie, il fait un pas de côté et ouvre une bouteille de grand prix, comme ça, simplement pour casser les habitudes. Il sera aussi de ceux qui ne résisteront pas à vous faire goûter le vin de pays qui les a enchanté le temps d’un été et que vous trouverez somme toute fort commun.
Nous avons, pour suivre, les spécialistes. Grands érudits, ils ont souvent à leur actif des cours d’œnologie qui leur permettent d’utiliser le jargon précis de l’homme de science dont l’expérience théorique et pratique n’est plus à démontrer.
Leur savoir en impose et vous incite à éviter tout commentaire. C’est non seulement le vin que vous allez boire mais également leur parole.
Les connaisseurs, bien qu’il n’ait pas tout le bagage des spécialistes sus mentionnés, sont habituellement les plus loquaces. Ils auront tendance à se limiter à une région mais qu’ils connaissent comme leur poche. Certains vous décriront même à distance les chais et vous feront faire le tour de la propriété, signalant au passage le nombre d’hectares et l’exposition de chaque parcelle. Vous pouvez leur faire confiance. Dans leur territoire de prédilection, ils vous renseigneront de petites maisons qui en valent la peine, souvent celles dont les vignobles sont adjacents aux parcelles de grands crus. Avec un sol et un ensoleillement quasi similaire, vous dégusterez grâce à eux, à moindre prix, ce petit voisin à la lignée certes moins prestigieuse mais tout aussi généreuse.
Je vous ferai grâce de la description de l’amateur dont les caractéristiques se rapprochent fort de celle du connaisseur mais qui n’a pas encore assez de bouteilles pour se targuer d’avoir atteint le même niveau de connaissances académiques.
En ce qui concerne, je déteste les contingences et préfère donc m’exclure de toute catégorie.
J’ai en effet le sentiment qu’à trop vouloir décrire, trop expliquer, bref à force d’intellectualiser et de mentaliser, on risque d’en oublier la quintessence : le simple plaisir des sens, la jouissance d’un moment d’exception.
Il en va ainsi pour moi du vin comme des plaisirs de la chair.
Je me concentre sur l’essentiel : une belle robe qui cache un beau corps, de belles jambes et des fragrances qui me rappellent mon enfance et les odeurs sauvages de la nature.
Peu m’importe la terre d’origine, tant que j’y perçois du caractère, je suis comblé.
Je n’apprécie toutefois guère le tanin catin et les constitutions sulfiteuses sulfureuses m’indisposent.
La rondeur en revanche me réjouit tant que j’y trouve la fermeté rassurante d’une belle maturité capiteuse. Parfois il me faut attendre quelques années avant que ce bel équilibre s’exprime et vienne à moi mais j’ai heureusement pour qualité d’être patient.
De nature indépendante, mes choix sont dictés plus par mon instinct que par les recommandations de mes proches. De temps à autre, il m’arrive cependant de me fier à Sophie, taulière d’un joyeux bar dédié à la chose. Elle a l’art de proposer le temps d’un soir quelques perles de ses amies, avec cette sensibilité féminine qui cerne votre état d’âme du moment.
Ma préférence va toutefois aux colloques singuliers. Ils ont pour eux l’intimité qui permet de se sentir vraiment à l’aise. En cette époque où tout plaisir doit être assouvi dans l’instant, je ne peux que vous encourager aux préliminaires, particulièrement celui de la carafe aujourd’hui malheureusement souvent oublié.
Cet ajournement du contentement modifie le rapport au temps et augmente le désir en postposant l’instant suave. L’attaque n’en est que plus souple, l’allonge plus franche, plus capiteuse parfois exubérante. Les odeurs s’épanouissent. La finale rejoint généralement la hauteur des attentes. Bref, le plaisir n’en est que plus grand.
Par pudeur et par respect, ces moments d’exception je les garde pour moi, pour nous. C’est du domaine du secret.
Sachant que le football et la politique ne m’intéressent guère, ne vous étonnez donc pas de me trouver bien silencieux si vous m’invitez à votre table.