Texte présenté au Blues-Sphère le 3 mai 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Nuages »
Tout commença le 5 juin 2024, dans le ciel du Nevada, au-dessus de la base militaire Zone 51, un site ultrasecret au cœur d’histoires légendaires liées aux théories des ovnis.
Ce matin-là, le sergent Crowns et son peloton furent les premiers à découvrir que la forme des nuages avait changé. Leur structure vaporeuse avait fait place à de grands parallélépipèdes rectangulaires, des sortes d’énormes containers à la fois compacts et éthérés.
Très vite, l’état d’alerte fut instauré. La majorité des chasseurs intercepteurs prirent l’air. Mais une fois dans le ciel, les pilotes furent complètement désorientés par l’apparence des nuées. Craignant d’emboutir des objets solides, par réflexe, ils réalisaient de dangereuses circonvolutions. Et lorsqu’ils les traversaient, leurs réacteurs subissaient de fortes baisses de régime qui les menaient à la limite du décrochage. Dès 10h30, l’espace aérien fut fermé au-dessus du Nevada puis, le phénomène se propageant, à l’ensemble des États-Unis et ensuite au reste du monde.
Les scientifiques ne pouvaient que s’interroger face à ce phénomène inédit. Bien sûr, au vu du lieu, la première piste explorée fut celle d’ovnis mais les ufologues eux-mêmes n’y croyaient guère. Aucune trace radar n’avait été enregistrée.
Certains climatologues évoquèrent alors une expérience de création de nuages de pluie dans le golfe persique, expérience qui aurait mal tourné.
Les défenseurs de la planète y voyaient bien entendu un énième signe du changement climatique et de ses effets dévastateurs sur notre univers.
Les autorités militaires rejetaient la faute sur une nation ennemie qui avait joué les apprentis sorciers en essayant de développer un bouclier nuageux pour protéger son espace aérien. On évoquait bien sûr la Corée du Nord, la Chine ou la Russie. Mais rien n’excluait qu’un pays occidental se soit livré à une telle pratique. Nul ne pouvait étayer ces possibilités par des preuves irréfutables.
Évidemment, comme lors de toute crise, les plateaux de télévision furent envahis par des experts qui faisaient montre de théories paraissant tantôt sensées, tantôt saugrenues. Pour la majorité de ceux-ci, seule comptait vraiment la vanité d’être consulté durant cette période troublée. Il s’ensuivit des inévitables combats d’ego entre des protagonistes baignés par leurs propres certitudes alors que personne n’était à même de mettre en avant une explication plausible et rationnelle.
Personne, à l’exception bien sûr de celui qui avait été à la manœuvre pour transformer ainsi la face de notre monde. Son nom : Little Wolf, un célèbre chaman washo. D’un naturel facétieux, le vieil indien riait sous cape du chaos qu’il avait engendré. Avec l’aide des esprits de la nature, il avait mobilisé toute sa puissance mentale pour modifier notre perception du monde.
Le plus drôle est qu’il fut interrogé par une chaîne de télévision locale sans que quiconque se doutât que c’était lui l’instigateur de ce désordre planétaire.
Lors de son interview, Little Wolf déclara que, selon lui, les forces de la nature voulaient avec humour prendre une revanche sur la maltraitance dont elles étaient victimes de la part des hommes.
« Voyez-vous, l’homme a perdu tout contact avec ses origines, avec l’eau, la terre, les animaux, les minéraux et végétaux. Nombreux sont les êtres humains habités uniquement par leur mental et leur rationalité, leur désir de pouvoir et de possession, leur dogmatisme. Quantités d’écologistes bobo n’échappent pas à ces biais, n’existant qu’au travers de la cause qu’ils défendent, sans connexion vraie avec le monde qui les entoure. Alors la nature se rit d’eux en prenant la forme de leurs pensées. Des pensées limitées, enfermées dans des prisons cérébrales comme ces parallélépipèdes qui désormais occupent le ciel. »
Lorsqu’on lui demanda quelle solution adopter pour enrayer ce phénomène, il déclara que ceux qui vivraient sur leur petit nuage seraient épargnés tandis que les autres devraient chercher refuge vers d’autres cieux.
Nombreux furent ceux qui se gaussèrent de tels propos. Ils moururent rapidement, dévorés par leurs certitudes, rejoignant un néant peuplé d’illusions.
Quant à ceux qui en comprirent la portée, en choisissant de vivre sur un petit nuage, proche des esprits de la nature, le ciel leur réapparut dans sa splendeur passée.