Texte présenté au Blues Sphère le 3 décembre 2019 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Enfant Sage ».
On me dit mélancolique et souvent absente, avec toujours au coin des lèvres ce petit sourire figé qui tente d’égayer un visage fade au regard perdu. Un regard triste et sans profondeur qui semble à la recherche d’un paradis perdu. Ce paradis perdu, c’est sans doute celui d’un foyer chaleureux, celui que j’ai dû quitter voilà maintenant deux ans et demi.
Cela fait en effet deux ans et demi que je suis séparée de ma famille une longue partie de l’année. Face à l’ambition dévorante de mener de brillantes carrières, je comprends ce choix qui a poussé ceux qui m’aimaient à me confier aux Bonnes Sœurs de la Charité dont je suis désormais l’une des pensionnaires.
Au début, ce fut difficile. Il m’a fallu trouver mes marques, mon territoire. Heureusement, j’ai une chambrée où je suis seule et mes nouveaux camarades sont tous très attentionnés malgré le fait qu’eux aussi n’ont, pour la plupart part, pas choisis d’être sevré de l’affection de leur famille.
De tous, il y en a un que je préfère. C’est Bastien. Il a beaucoup d’humour et j’ai avec lui une très grande complicité. Il me fait beaucoup rire et parfois il me pince les fesses en me disant que je suis très jolie. Ça me fait rougir. J’en suis quelque peu gênée même si, je dois bien l’avouer, cela me fait plaisir.
Et puis il y a Antoine, aussi un comique dans son genre. Un vrai distrait. Il oublie toujours tout et à toujours l’air dans un autre monde. Alors on se moque gentiment de lui…
Une que j’aime moins, c’est Josiane. Elle fait toujours dans sa culotte et ne s’en rend même pas compte. En plus, elle sent vraiment mauvais, alors j’évite de m’asseoir à ses côtés.
Et puis, il y a aussi Fabrice. « Monsieur Je Sais Tout » qui semble avoir vécu mille vies. Un fanfaron qui passe son temps à nous raconter ses prétendues aventures au Congo, en Asie, en Amérique, etc. Avec les copines, on l’a surnommé Tintin.
Celle dont j’évite la présence, c’est Marie-Solange. Elle fait toujours sa maline. Elle prétend qu’elle lit trois livres par semaine. Ça m’étonnerait d’autant qu’elle est bigleuse et qu’elle doit porter en permanence de grosses lunettes avec de gros verres qui ressemblent à des fonds bouteilles. Au repas, elle épluche son orange avec un couteau et nous snobe en nous reprochant notre manque d’éducation. Car Madame est une noble et c’est avec condescendance qu’elle s’adresse à nous, uniquement lorsque les circonstances l’y obligent. Vraiment une salle punaise. Mais il faut de tout pour faire un monde.
Les journées me semblent souvent longues sauf lorsque nous avons gymnastique, trois heures par semaine. Ces heures-là me permettent de reprendre réellement contact avec mon corps qui mute peu à peu. Hier, j’ai arboré ma nouvelle tenue fluo. Les autres en étaient jalouses d’autant qu’elle met bien en avant mes rondeurs. Des rondeurs appréciées à leur juste valeur par l’érection validatrice de Bastien.
Le midi, ce sont souvent les mêmes repas qui nous sont proposés. C’est bon, mais ce n’est pas comme à la maison. Moi, c’est le mercredi que je préfère avec le poulet frites compote. La semaine dernière, Francine m’a beaucoup fait rire, car elle a perdu ses deux dents de devant de sorte que depuis elle ne mange que de la purée. On l’appelle Francine Stein… On est un peu sales gosses mais en vérité, ce n’est pas bien méchant.
Le soir dans ma chambre, j’ai souvent bien des difficultés à m’endormir. Je pense à papa et maman, à mes frères et sœurs puis je fais une prière avant de m’endormir afin que le ciel leur soit clément. Lorsque j’ai des insomnies, je regarde la télévision sur ma tablette. Avec quelques amies, on s’est partagé un abonnement Netflix. Je dois aussi à la vérité d’avouer qu’il m’arrive de regarder des vidéos un peu coquines et cela éveille en moi des sentiments contradictoires. Suis-je comme on dit hétéro, bi, homo ? Je n’en sais trop rien, car même si j’aime les petites pincettes de Bastien, il m’arrive d’être troublé par le regard concupiscent de Josiane. Il paraît, d’après les autres, qu’elle n’est pas indifférente au charme féminin.
Même si nous sommes loin de nos familles et si notre petit monde est surtout rythmé par l’heure des repas et des messes, il existe heureusement quelques grandes fêtes du calendrier qui viennent bouleverser notre quotidien, particulièrement en ce mois de décembre.
La semaine dernière, la directrice, sœur Marie Agnès, m’a demandé si j’étais contente de la venue prochaine de Saint-Nicolas.
Je lui ai dit que bien sûr je m’en réjouissais, mais j’ai pensé au fond de moi : « Espèce d’idiote. Tu me traites comme une gamine. Comme si je ne savais pas qui était vraiment Saint-Nicolas. À mon âge ! »
Je ne sais trop ce que Saint-Nicolas m’apportera cette année et à la rigueur je m’en fiche.
Toute ma vie, j’aurais tenté d’être une enfant sage.
Mais alors que, dans cette maison de retraite surchauffée, l’ombre de mes derniers jours se profile, je ne trouve malheureusement aucune sagesse qui puisse expliquer la raison qui m’a un jour fait quitter l’insouciance de l’enfance.
Quand eut lieu le point de rupture ?
Était-ce à la rentrée en première année d’école primaire, le jour de ma première communion, lors de mon premier baiser, … ? Non. Après réflexions, je pense que ce fut ce jour de novembre où je découvris que le mensonge faisait partie de ce monde, le jour où mon petit camarade de classe m’annonça que Saint-Nicolas n’existait pas.
Je me sentis dupée, dépossédée de l’univers candide que je m’étais créé, un univers d’abondance et de tous les possibles.
C’est jour-là que j’ai quitté le paradis de l’enfance pour m’enfoncer dans le monde hypocrite des adultes.