Texte présenté au Blues-Sphere le 5 octobre 2023 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Sorcier, sorcière»
Oui Monsieur le juge, je le reconnais, c’est moi qui ai transformé ma voisine en vipère. Ce me fut chose aisée. Elle en avait déjà la langue.
Vous me demandez de lui rendre son aspect originel. Alors là, jamais de la vie. Cette malveillante m’a traitée de vieille sorcière. Que je sois sorcière, je l’assume. C’est d’ailleurs de notoriété publique. Y apposer cet adjectif outrancier lié à ma décrépitude, je ne peux l’accepter. C’est la goutte qui a fait déborder le vase.
Vous ajoutez à ma charge un outrage à la maréchaussée lorsque cette dernière est venue m’arrêter sur dénonciation. Il ne me semble pas tragique d’avoir changé le képi des agents en bonnet de nuit et d’avoir fait disparaître leurs pantalons. Je suis quelqu’un de très susceptible et ils m’avaient pris de haut. Au lieu de me mettre à leur niveau et répondre par la violence, j’ai préféré l’humour. Je suis, sachez-le Monsieur le juge, souvent d’humeur taquine mais croyez bien que si je me suis permis cet affront aux forces de l’ordre, jamais je ne m’en prendrai à la magistrature. Ce n’est pas l’envie qui me manque de transformer votre nez en celui d’un cochon mais j’ai par-dessus tout un énorme respect des hommes de loi. Papa était avocat.
Vous constaterez que je fais preuve à votre égard d’une totale transparence. Je vous parle sans détour. J’espère qu’il en sera tenu compte lors de votre jugement.
Vous parlez de crimes mais je n’ai en fait tué personne. Cette médisante est toujours là, bien vivante. Elle a tout bonnement changé de forme au plus grand bonheur de certains, dont son mari et la majorité de ses voisins.
Ils n’auront plus à entendre ses quolibets et subir ses sautes d’humeur.
Lui surtout, qui depuis trente ans la supporte. Bienheureux homme, le monde est juste. Dans son terrarium déposé sur le buffet de la salle à manger, elle sera toujours bien présente au sein de son foyer. Son épuisante logorrhée fera simplement place à des sifflements tenus largement couverts par le son du téléviseur.
Sachez que si j’utilise mes aptitudes particulières, c’est uniquement en cas de légitime défense. J’ai un code d’honneur hérité de ma grand-mère qui elle-même tenait ses pouvoirs des femmes de notre lignée.
Si je reconnais mes torts dans cette affaire, les autres pseudos- accusations à mon encontre et qui pèsent dans ce dossier ne sont que fabulations.
Certains disent m’avoir vue une nuit de pleine lune danser nue aux abords des étangs du parc d’Avroy (1), lançant des incantations au ciel. Cela n’est que foutaise. Je n’ai aucun sens du rythme et je déteste la danse sous toutes ses formes. Les grandes inondations qui eurent lieu le lendemain ne sont dues qu’au hasard, croyez-le bien.
Aucune preuve n’existe non plus quant au fait qu’après une altercation avec le boulanger, ce dernier a connu une entérite de deux semaines qui trouverait sa source dans mes pouvoirs occultes.
Il en va de même de Monsieur le Curé qui ne pouvait accepter que je sois non genrée. Je ne lui ai jeté aucun sort lorsqu’il a quitté sa chaire de vérité et qu’il s’est cassé les deux jambes. La cause de son malheur serait plutôt à chercher dans son penchant pour la dive bouteille.
Car oui Monsieur le juge, je suis non genré. Si on se plaît à me qualifier de sorcière, cela n’est dû qu’à ma morphologie. Croyez qu’au fond de moi je me sens tout autant sorcier que sorcière et à la fois aucun des deux. Bien que je n’en sois pas un, mon cas s’apparente, oserais-je dire, à celui du sexe des anges. Quoi qu’il advienne, cela ne justifie pas le fait que je sois un danger pour la société.
Mais, si vous le voulez bien, Monsieur le Juge, arrêtons de palabrer.
Je ne changerai pas d’avis. Ma voisine restera ce qu’elle est et continuera à ramper jusqu’à la fin de ses jours. Le vrai problème, Monsieur le juge, c’est que vous ne croyez pas dans les pouvoirs de l’esprit. Comme beaucoup de vos contemporains d’ailleurs. Si tel était le cas, vous-même pourriez, par votre simple volonté, inverser le cours des choses. Cela est dit sans aucune critique mais comme simple fait.
Je plaide donc coupable et j’attends votre sentence.
Mais ma peine me sera légère car bientôt je ne serai plus de ce monde. Les médecins ne me donnent plus que quelques semaines à vivre.
Voyez-vous Monsieur le juge, je ne peux m’empêcher de sourire car d’ici peu je perpétuerai la tradition familiale et je serai brûlée.
Je sais qu’ils seront peu nombreux à mes obsèques mais les présents pourront dire : « Je suis allé à Robermont aujourd’hui (2). On a brûlé la sorcière mais qui était peut-être un sorcier. On ne sait. Par quelle diablerie pouvait-elle n’être ni homme ni femme mais aussi parfois les deux à la fois ? C’est un vrai mystère ».
Didier Joris
21 septembre 2023
1 Parc d’Avroy : Parc au centre de Liège
2 Robermont : Crématorium de la ville de Liège