Le Client Roi

Texte présenté au Blues Sphère le 7 janvier 2020 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Rois, Princes et Princesses ».

Voici l’histoire de Joseph Dumont, le dernier témoin de notre société consumériste…

Niant l’évidence, se voilant la face en regard du drame ultime qui vient d’éclater, il pense trouver réponses rassurantes auprès d’un fidèle fournisseur… 

Bonjour. Vous êtes bien en contact avec le service commande d’Alazon. Nous vous remercions pour la confiance que vous nous accordez. Dans quelques instants vous allez être mis en communication avec l’un de nos conseillers clientèle. Pour des raisons de contrôle de qualité, cette conversation sera enregistrée et conservée durant 90 jours.

Alazon, Jonathan à votre service. Que puis-je faire pour vous ?

Bonjour Monsieur. Ici c’est Joseph, Joseph Dumont. Je vous appelle d’Arville, près de Saint-Hubert dans les Ardennes belges. M’entendez-vous bien ?

Je vous entends parfaitement Monsieur Dupont. Que puis-je faire pour vous ?

Dumont Joseph Dumont, pas Dupont.

Autant pour moi monsieur Dumont. Désolé.

Écoutez ! Je suis fort inquiet. Je suis dans ma cave. J’essaie de téléphoner à tous mes voisins, mais personne ne répond. Je vis isolé et je ne sais pas me déplacer à cause de ma goutte. Je suis réellement inquiet. Je n’ai plus de courant. Mon téléphone portable ne fonctionne plus, mais, heureusement, j’ai toujours Internet via ma tablette qui fonctionne sur batterie. Pouvez-vous me dire ce qui se passe ?

Je vous entends Monsieur Dumont. Que puis-je faire pour vous ?

Eh bien je voudrais bien savoir ce qui se passe. J’ai vu une énorme lueur dans le ciel et une sorte de champignon à l’horizon, du côté de Bastogne. Il fait aussi une chaleur étouffante. J’ai voulu appeler le 112, mais personne ne répond. Je suis vraiment fort inquiet.

Personne ne vous répond ! Vous avez de la chance Monsieur Dumont car chez Alazon on vous répond 24 heures sur 24. Que puis-je faire pour vous ?

Bon Dieu, je vous l’ai dit. Je vous appelle de Saint-Hubert et je me demande ce qui se passe depuis une heure.

Vous êtes bien Monsieur Joseph Dumont, habitant impasse du cimetière à 6870, Saint-Hubert, commune d’Arville, province de Liège, Belgique, Europe.

Oui c’est cela. Enfin… c’est pas la province de Liège, mais la province de Luxembourg, mais de toute façon on s’en fout.

Attendez, je corrige la base de données.

Mais puisque je vous le dis qu’on s’en fout. Expliquez-moi ce qui se passe. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une attaque atomique.

Voilà, j’ai corrigé la base de données. Pour nous, il est important d’avoir des bases de données parfaitement à jour. Nous respectons la législation en matière de respect de la vie privée. Vous pouvez d’ailleurs prendre connaissance de nos engagements en matière de RGPD sur notre site Internet, à l’onglet mon profil, mes données, ma vie privée. Ceci dit, Monsieur Dumont, connaissez-vous les trois articles les plus vendus dans votre région ?

 Bien sûr que non. Et là aussi je m’en fous.

Ha ha… c’est pourtant très intéressant à savoir. Il s’agit, Monsieur Dumont, du vibromasseur type Every Hothole 5 fonctions et Waterproof, du dernier frigo Siemens de 145 l avec scanner intégré et du GPS 444 TomTom pour tracteur.

Mais je m’en fous que mes voisines achètent des vibromasseurs ou le dernier frigo Siemens. Ça ne m’intéresse pas. J’ai 85 ans, je suis veuf, je n’ai plus de vie sexuelle et mon frigo à 15 ans et fonctionne parfaitement.

Merci Monsieur Dumont. Je prends bonne note de tous les renseignements que vous venez de me fournir sur votre vie sexuelle et sur l’âge de votre frigo. Alors peut-être êtes-vous intéressés par le GPS 444 TomTom pour tracteur.

Mais pas du tout. Je vous l’ai dit. J’ai 85 ans et je n’ai plus tracteur depuis bien longtemps. J’ai revendu ma ferme. Je me déplace avec mon vieux cyclomoteur Motobécane qui a plus de 60 ans et qui malheureusement est en panne. En plus, avec ma foutue crise de goutte je ne sais quasiment pas bouger.

Cela fait deux fois que vous me parlez de votre crise de goutte. Contre la crise de goutte, Monsieur Dumont, nous avons un baume chinois à base d’hélicryse italienne. C’est une huile essentielle très efficace pour ce genre de pathologie.

Je n’ai pas besoin de votre remède à la noix. Le docteur est venu et m’a donné de la pommade et des cachets. Je veux simplement connaître l’origine de ce champignon.

Monsieur Dumont, vous avez vraiment de la chance. La boîte de 500 grammes de champignons de Paris, origine certifiée de la marque Jocelynetuma, est à l’heure actuelle en promotion au prix de trois euros pièce et deux plus une gratuite. Souhaitez-vous passer une commande ?

Mais vous vous foutez vraiment de ma gueule. Passez-moi votre responsable. Cela a assez duré !

Je suis désolé Monsieur Durand de n’avoir pu répondre parfaitement à vos attentes. D’ici quelques instants, je vais vous mettre en contact avec mon responsable. Sachez toutefois que pour nous, chez Alazon, la satisfaction de nos clients est primordiale. Nous avons toujours considéré chez Alazon que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi, que le client est roi,

Tut (transfert de l’appel)

Alazon, Jean-Jacques à votre service.

Alors là, vin d’jeu de vin d’jeu, je ne sais pas ce qui se passe. J’ai dû bousculer votre collègue, car il s’est mis à bégayer et il ne cessait de me répéter tout énervé que chez Alazon le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi…

C’est tout à fait exact Monsieur Dumont. Chez Alazon le client est roi. Cependant vous avez eu affaire à un robot de première génération et non à un être humain. Ce sont ceux que nous utilisons à l’heure actuelle pour répondre aux demandes les plus simples, celle que nous appelons de premier niveau. D’ici peu, ces robots seront remplacés et ce genre de problème technique ne se produira plus.

Je constate à la lecture de votre dossier que vous n’êtes pas intéressés par un vibromasseur Every Hothole, un frigo 145 l avec scanner ou encore par le GPS 444 TomTom. Est-ce bien exact ? Votre dernier achat était des CD de Frank Mickael et de Plastic Bertrand.

Bien sûr que c’est exact. Mais ce que je veux savoir c’est pourquoi il y a ce champignon qui est apparu dans le ciel, à l’horizon, en regardant vers Bastogne.

Vous répondre est totalement dans mes compétences. Je ne comprends toutefois pas une chose.

Quoi donc ?

Puisque vous êtes intéressés par les champignons, pourquoi résister à notre offre exceptionnelle.

Mais mi ptit fil, Si je veux des champignons, je vais les chercher moi-même dans les prairies ou dans les bois. J’ai pas besoin de tes saloperies en conserve ou en bocal.

Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous ne parvenez pas me donner une réponse claire sur ce qui se passe. Je suis client chez vous depuis des années. Je regrette vraiment de vous avoir appelé. J’aurais dû appeler Alibaba même si c’est des Chinois. Eux peut-être ils m’auraient mieux compris.

Je comprends que vous soyez intéressés par les services de notre concurrent Monsieur Dumont. Sachez toutefois que tous nos collaborateurs mettent tout en œuvre pour vous offrir le meilleur rapport qualité-prix. Je vois, Monsieur Dumont, que vous êtes clients chez nous depuis 2009. Je vais vous offrir un coupon qui vous permettra d’obtenir 15 % de réduction sur votre prochain achat. Cela devrait vous faire oublier la mauvaise expérience que vous venez de connaître.

 Mais bon sang, espèce de crétin, je me fous de tes 15 %. Vous n’avez donc qu’une chose en tête, c’est me fourguer votre marchandise. Je suis là, au fond de ma cave, je crève de trouille et la seule chose que vous puissiez faire pour moi c’est de débiter ma carte de crédit. Vous ne pigez vraiment rien ! C’est à se demander comment vous êtes devenue l’entreprise la plus riche de la planète, en plus avec un patron qui se photographie les couilles avec son GSM pour faire saliver sa maîtresse. Moi j’ai travaillé à la ferme pendant plus de 60 ans et je n’ai pas eu le temps d’avoir une maîtresse ou de photographier mes couilles. J’avais trois ouvriers agricoles et je m’en occupais. Votre Monsieur Bedos ferait bien d’en faire autant. Contrôler son personnel et lui foutre un bon coup de pied au cul, vous m’entendez…voilà ce que devrait faire Monsieur Bedos. Et vous, vous feriez bien de m’écouter.

Je vous signale que j’écoute et j’entends ce que vous me dîtes, Monsieur Dumont. Premièrement vous parlez de cul et de couilles. Sachez qu’en la matière nous avons des règles éthiques très strictes. Certains produits nécessitent d’avoir atteint la majorité pour qu’une commande puisse être validée. Vous avez 85 ans. Il n’y a donc aucun problème pour vous à pouvoir accéder à l’ensemble de ces gammes de produits qui sont proposés par Alazon.

 En ce qui concerne la deuxième partie de vos propos Monsieur Dumont, notre patron Jefke Bedos s’est déjà longuement expliqué sur ce sujet. Il a présenté ses excuses, mais a toutefois mis en avant le fait qu’il était libre de faire de son corps ce qui lui plaisait. Le vrai problème voyez-vous Monsieur Dumont, c’est que sa vie privée n’a pas été respectée. Et ça c’est grave. C’est pourquoi il s’est insurgé contre de telles pratiques. Son attitude est la preuve que chez Alazon nous accordons énormément d’importances au respect de la vie privée.

Je me fiche de votre respect de la vie privée, des fredaines de votre patron, des vibromasseurs et des frigos avec scanner.

Je vous demande simplement de répondre à ma question. Même s’il n’achète rien, je suis client et le client est roi.

En effet Monsieur Dumont, vous avez totalement raison lorsque vous dîtes que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi, que que le client est roi,

Tut (fin d’appel)

C’était donc l’histoire de Joseph Dumont, l’histoire du dernier client roi de notre petite planète avant son anéantissement.

Joseph mourut irradié et son corps fut découvert 705 ans plus tard par des anthropologues jamaïcains, car la Jamaïque fut l’un des seuls pays sauvés du désastre nucléaire mondial.

Ces derniers, après de vastes fouilles numériquologiques dans des serveurs épargnés par le cataclysme, comprirent que les missiles mortifères s’étaient mis en route sur base de décisions issues de superordinateurs alimentés par ce qui, à l’époque, s’appelait l’intelligence artificielle au travers du traitement des big data. Les ordinateurs militaires étaient alors nourris presque exclusivement de mensonges et manipulations tout comme les chaînes d’information en continu. Les anthropologues supposèrent que, telle la peste, ces médias, financés par la publicité ou par de riches contributeurs souhaitant asseoir leur pouvoir, participèrent à créer un égrégore de peur propice au populisme. L’être humain, abreuvé d’images de haines, de catastrophes et de misère pensa, semble-t-il, trouver son salut dans les replis identitaires, sans se soucier le moins du monde de la perte de son libre arbitre. C’est ainsi que, faisant leur miel de la crétinisation du peuple, fleurirent de nombreuses dictatures écologico-populistes, bien plus terribles que tous les régimes autoritaires précédents. L’arme nucléaire ne fut plus considérée comme un élément dissuasif, mais comme un moyen de faire valoir sa vérité. Les ordinateurs s’autoprogrammèrent dans ce sens, ce qui mena à la catastrophe.

C’est lors de ces fouilles numériquologiques qu’ils mirent au jour, par hasard, la conversation de Joseph avec les robots d’Alazon.

Il s’agissait pour eux d’un apport crucial afin d’expliquer les modes de consommation qui précédèrent l’économie circulaire et locale dans laquelle le monde évoluait harmonieusement depuis sept siècles. 

Bardés de combinaisons anti-rayonnements, ils se rendirent donc à Saint-Hubert où ils découvrirent la dépouille momifiée de Joseph à côté de son vélomoteur Motobécane.

Ils s’étonnèrent de trouver dans son jardin, largués par des drones qui s’y étaient écrasés, un vibromasseur, un frigo de 145 litres, un GPS pour tracteur et une palette de boîtes de champignons de Paris. Ce fut pour ces anthropologues jamaïquains une découverte majeure, car ils en conclurent que le jour du grand cataclysme, même s’ils n’en connaissaient pas encore l’origine exacte, tous les ordinateurs robots du monde s’étaient affolés.