In the restaurant

Charles Hoffbauer (1875 – 1957)   In The restaurant  (1905) Musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg

Elle porte sur moi un regard sensuel et un sourire engageant. Nous connaissons-nous ? J’en ai la vague impression. Est-ce durant cette existence ou dans une autre vie ? Je ne m’en rappelle et d’ailleurs n’en ai cure.

Sa main caressant négligemment l’arrière de sa chevelure paraît pour une invite. Ses yeux aguicheurs ne sont motivés que par le souhait d’accrocher les miens, pour que je la contemple, pour que je marque ma confusion ou un léger sourire complice qui la rassurera sans doute sur sa beauté et tout son être.

Elle semble être ce genre de femme toujours en quête de reconnaissance et qui plus tard refusera le poids des années et l’effritement de son pouvoir de séduction. Son habit moulant met en valeur son corps, la luisance de sa parure m’offrant de détourner mon regard du sien pour découvrir ses formes. Les hanches surtout qui laissent deviner une démarche chaloupée pourtant emprisonnée dans une parure de sirène. Tout est couvert sauf les épaules et le cou offert par l’échancrure de sa robe à l’étoffe chatoyante laissant deviner une peau douce qui aime s’offrir à l’amour, la rose rouge sur son sein droit incitant aux découvertes interdites. Ces atours seront bien vite protégés par le châle vaporeux présenté galamment par celui dont je pressens devenir rival.

Homme du monde, il fait montre d’une élégance bourgeoise, peut-être aristocratique, de celui bien né à qui rien ne peut résister. Peut-être n’est-il qu’un arriviste, un parvenu, un Rastignac conquérant. Qu’importe au fond. Il me jette un regard pédant, me jaugeant avec dédain, craignant sans doute un nouveau concurrent potentiel. Me toisant ainsi, son cigare entre les dents, il veut m’impressionner, gorgé de sa suffisance issue d’une quelconque fortune offerte par le destin. Mais il redoute ma présence. Il sait que je suis entré dans la toile du maître et en suis maintenant le prisonnier, que je suis véritablement avec eux dans le restaurant.

Son souhait est que je ne sois pour lui qu’un spectre évanescent comme tous ceux qui chaque jour défilent en ce lieu mythique ; pour elle une éventuelle nouvelle chimère qui jamais ne verra naître une véritable passion. Elle est sa chose, sa possession, son jouet. Peut-être en est-il éperdument amoureux et jaloux. Vraisemblablement a-t-il des doutes sur les sentiments qu’elle lui porte. Comprend-il déjà que je suis conquis ? Pressent-il son jeu de séduction à mon égard, lui qui ne peut voir le regard complice qu’elle m’adresse ?

Quelque peu mal à l’aise, je semble m’intéresser aux autres hôtes présents dans la salle, les observant à la dérobée, constatant qu’eux aussi n’ont d’yeux que pour ces convives sur le départ. Au fond de la pièce, un homme seul les scrute discrètement, le regard caché par des petits lampadaires dont les ampoules couvertes par un abat-jour orange contribuent à l’intimité du moment. Et puis il y a ce couple bien établi, dont les liens doivent connaître l’usure du temps, tous deux vraisemblablement animé par une forme d’envie ou de jalousie. Envie pour lui d’être accompagné de si charmante façon et jalousie de ne pouvoir être chevalier servant de la belle. Envie pour elle d’être courtisée de même et jalousie ou plus probablement regret de ne plus pouvoir offrir ce que le temps lui a repris ; flash-back vers un passé si proche où elle aussi jouissait toujours des privilèges de la jeunesse.

Mais voilà que maintenant ce trio paraît me regarder. Je détourne alors les yeux, semblant porter attention au serveur servile, au reste des agapes présentes sur la desserte à ma gauche et aux sept roses blanches trônant sur la table qui eurent le privilège de toutes les confidences. J’imagine les propos du repas. Ils parlèrent sans doute projets, surtout des siens, de ses chers amis, de ses affaires, de sa fortune qu’il apporte comme élément rassurant pour la pérennité de leur relation naissante. Elle sait qu’elle sera couverte d’or, qu’il sera à ses pieds mais elle a conscience que ce ne sera que pour un temps car elle a l’expérience de ce genre d’amour, de ce genre d’homme. Peut-être est-ce pour cela qu’elle veut accrocher mon regard. Peut-être pour s’offrir la possibilité d’un autre avenir car elle sait que je reviendrai, qu’à chaque visite à Saint-Pétersbourg, j’irai la retrouver.

Il me tarde déjà d’y être.