Trèfle égalitaire

Texte présenté au Blues-Sphère le 7 juin 2024 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thème : « Fleurs ». Cette soirée fut aussi la dernière des soirées « laisser dire », le Blues-Sphère, endroit mythique d’Outremeuse, fermant définitivement ses portes en cette fin juin 2024. Une page de la vie nocturne liégeoise malheureusement se tourne. Merci à son fondateur, Jean-Paul Brilmaker, de nous avoir fait partager durant tant d’années sa passion de la littérature et de la musique.

Quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir hier, au journal télévisé, que notre gouvernement régional avait interdit de cueillir les trèfles à quatre feuilles. Nous n’étions pas un 1er avril et cette décision ne relevait donc pas d’un canular mais d’un choix politique mûrement réfléchi, promulgué dans un décret qui sera d’application à partir du 1er juillet.

Un choix qui marque la volonté du gouvernement d’inscrire, comme il a pour habitude de le clamer haut et fort, l’égalité des chances comme choix sociétal fondamental.

Je ne peux m’empêcher, pour ceux qui n’en auraient pas été informés, de reprendre quelques extraits de l’interview-fleuve que donna la ministre à l’occasion de l’annonce dudit décret.

Le gouvernement a donc fait le choix d’interdire la cueillette de trèfles à quatre feuilles de même que leur utilisation comme amulettes dans l’espoir de vivre sous de meilleurs auspices. Quel est le fondement de cette décision ?

Il s’agit d’un fondement éthique et hautement moral. Il n’est pas normal que les trèfles à quatre feuilles bénéficient à un petit nombre d’individus tandis que d’autres voient leur chance restreinte quant à un avenir meilleur.

Prenons un simple exemple. Les citadins ont beaucoup moins de chance d’en découvrir lors de leur promenade urbaine alors que ceux qui habitent la campagne sont largement favorisés. Cela ne va pas. Nous avons d’ailleurs demandé à un cabinet de consultants internationaux d’objectiver ce fait et il nous a attesté que la probabilité allait du simple au quintuple. La question se posait dès lors de savoir pourquoi ceux qui déjà bénéficient d’un environnement plus sain ont de surcroît la possibilité de jouir d’un destin meilleur.

C’est une mesure qui sera difficile à faire respecter d’autant qu’une concertation avec les autres régions a mené à l’impasse.

C’est exact et nous le regrettons. Nous aurions préféré avoir une vision commune en la matière mais, comme vous le savez, la Flandre a toujours favorisé une vision politique qui encourage l’individuel plus que le collectif. Pour eux, il est normal que celui qui fait l’effort de chercher un trèfle à quatre feuilles puisse bénéficier de ses bienfaits. Je tiens toutefois à souligner que le gouvernement flamand a profité de ce débat pour légiférer en la matière. Les trèfles à quatre feuilles flamands ne peuvent être cueillis que par des Flamands dits « ancrés », soit domiciliés sur le territoire depuis plus de cinq ans. En ce qui concerne les communes à facilités, le délai est de sept ans avec la nécessité de prouver une connaissance approfondie du néerlandais.

Oui, mais comment allez-vous faire pour repérer ceux qui outrepasseraient cette nouvelle règle en Wallonie ?

Nous avons créé un département spécifique avec un budget de plusieurs millions d’euros et allons investir dans l’intelligence artificielle. En fait, la démarche sera principalement basée sur une situation indiciaire. Ainsi, les personnes dont le niveau de vie aura fortement augmenté devront se justifier. De même, ceux qui physiquement n’ont pas été gâtés par la nature devront expliquer pourquoi leur conjointe ou conjoint répond à des canons esthétiques qui en toute logique devrait leur être inaccessibles. Il est prévu non seulement des sanctions financières mais aussi éventuellement l’annulation de tout mariage ou liens de cohabitation avec amende à la clé. Il va de soi que nous serons extrêmement vigilants par rapport à ceux et celles qui voudraient se faire tatouer un trèfle à quatre feuilles. Les médecins auront l’obligation de les dénoncer.

Qu’avez-vous prévu pour ceux qui ont hérité ou hériteront de trèfles à quatre feuilles ?

Comme vous le savez, notre volonté est celle de l’équité la plus parfaite. Il n’est pas normal que ceux qui déjà ont eu la chance d’avoir une bonne éducation puissent bénéficier outrageusement de privilèges financiers issus de leur lignée. Les trèfles à quatre feuilles familiaux entreront dans la base taxable des individus concernés avec le calcul de rendement fictif sur les bienfaits apportés par ceux-ci. Les tranches passeront de 40 % pour le taux le plus bas à 95 % pour celui le plus haut.

Ne craignez-vous pas que toutes ces mesures poussent les gens à s’expatrier ?

Non, seule une minorité de nos concitoyennes et concitoyens croit à la chance. En plus notre mesure découragera l’immigration. Ceux qui pensent que notre territoire leur offrira un avenir meilleur en spoliant un trèfle à quatre feuilles en seront pour leurs frais.

Pourquoi ne pas focaliser plus votre politique sur les réels enjeux comme les pièges à l’emploi ?

Comme je l’ai déjà expliqué maintes fois, la seule façon de résoudre ce problème est de supprimer l’emploi. Il n’est pas normal que certains aient la chance d’avoir un emploi et d’autres pas. En supprimant l’emploi, nous supprimons également les pièges à l’emploi.

Mais nous sommes bien conscients des enjeux. Supprimer l’emploi ne peut se faire que par une politique d’accompagnement pour éviter l’oisiveté.

Nous allons bientôt offrir à tous la possibilité de se former en ligne sur la manière de vivre cette nouvelle vie dans laquelle le travail sera absent. Chacun pourra savoir comment par exemple gérer son budget alimentaire en achetant des denrées venues d’autres continents producteurs qui continuent à croire dans les vertus du travail. Comment choisir ses programmes en streaming afin de ne pas dépasser 7 heures par jour. Nous recommandons par exemple la présence de chiens dans chaque foyer afin d’encourager des promenades régulières entre les séries sélectionnées.   

Comment allez-vous financer un tel changement de société ?

Par ce que nous appelons le délestage / relestage. Tout le monde doit se retrouver sur pied d’égalité. Confiscation / redistribution

Et l’interview de continuer avec toujours pour principe cette égalité parfaite entre tous.

Depuis que je sais qu’il est interdit de posséder un trèfle à quatre feuilles, je m’en suis créé un dans ma tête. Celui-là m’appartient et on n’est pas prêt à me le voler d’autant que je n’en parlerai à personne. Peut-être un jour une intelligence artificielle s’en empara-t-elle mais d’ici là je sais que la chance me sourira. Quant au boulot, le temps qu’il me reste à vivre sera consacré à travailler sur moi-même.