L’arbre

Texte présenté au Blues Sphère le 9 avril 2019 dans le cadre des soirées « Laisser dire » avec pour thématique « l’arbre ».

Les arbres contiennent en eux une grande part d’humanité. En s’enfonçant au cœur des forêts, les ermites savent d’ailleurs qu’ils trouveront en leur compagnie bienveillante, calme et sérénité. S’ils ont un sens inné de l’entraide et la bonne intelligence de toujours faire corps, les arbres ont aussi leur caractère. Certains sont plus taciturnes, d’autres plus tristes, certains sont bruyants, d’autres plus effacés.

Et comme dans les sociétés humaines, il en est qui doivent s’affirmer plus que d’autres, prendre le dessus sur la masse et se mettre au-devant de la scène par narcissisme et besoin de reconnaissance. Souvent, il s’agit de grands chênes ou de grands hêtres à la carrure de bûcheron et situés à l’orée de la forêt. Ils prétendent jouer un rôle protecteur, mais ce qu’ils affectionnent, c’est d’être sous les feux de la rampe. Leur prestance en impose et fait de l’ombre à leurs congénères.

J’en parle à l’aise. Je suis l’un d’eux. Le plus connu de tous d’ailleurs. J’ai 133 ans et depuis bientôt un demi-siècle je suis l’arbre qui cache la forêt. Sous ma frondaison, je dissimule les faux antiracistes, les faux antifascistes, les faux antisémites. Tous les prétendants à une médaille du concours Lépine de l’hypocrisie et du mensonge font appel à moi. Je protège de ma stature leurs affabulations trompeuses, leurs contrevérités ou leurs boniments. Je donne crédit à toutes leurs fourberies. Je m’arrange pour que leurs mensonges aient valeur de vérité.

Je me porte on ne peut mieux.

Oh époque bénie de la déchéance de la rationalité et du discernement. Tout se doit d’être concentré dans l’instant bruyant, fugace et futile qui bannit tout sens de l’écoute.

Oh temps sacré des individualismes. Les opinions personnelles ont valeur d’analyse. Chacun clame haut et fort sa vérité. L’important est de s’affirmer et tant pis si toute objectivation fait défaut. 

Oh période faste de la désinformation à grande échelle, du charlatanisme des discours simplistes des puissants. Ce ne sont que fables vulgaires, mais tellement appréciées par des troupeaux de brebis aveugles. Cette immense masse des bêlants aime céder au chant des sirènes et se repaît avec délectation de ces fourberies, ignorant les loups qui se cachent derrière mon tronc.

Cette ère glorieuse, dont je fais mon miel, renforce plus que jamais mes liens avec mes amis de toujours qui se nomment rumeur, ragot, infox, intox ou fake news. Illusionnistes nés, ils travestissent leur nom suivant les époques pour mieux cadrer avec l’air du temps.

Comme toujours, certains naïfs voudraient aujourd’hui voir les vraies vérités s’afficher. Mais qu’est-ce qu’une vraie vérité sinon celle qui est en phase avec sa propre perception des choses, en accord avec sa propre vision du monde et ses biais cognitifs.

Cette envie de vraie vérité est toutefois désormais bien vivace et je crains pour ma vie. Je sens que bientôt je serai coupé, débité en des planches qui formeront sous peu mon propre cercueil. Moi si austère, je ne serai plus que stères. Moi qui, pour leur dernier souffle, servis de support aux désespérés, je ne serai plus que corde.

Je suis cependant convaincu que ma mise à mort prochaine restera sans effet car toute vérité ne sera jamais bonne à dire. Après quelques tempêtes, je serai remplacé par l’un de mes plus jeunes voisins égocentriques qui, tout heureux de se voir au-devant de la scène, aura lui aussi à cœur de servir la cause du mensonge. Croyez-moi, pauvre humanité, il est pour vous encore loin le chemin vers l’arbre de la connaissance.