In Petto

Texte présenté au Musée Curtius le 5 mars 2020 dans le cadre des Apéros Littéraires et de la parution d’un nouveau numéro de la revue Moments.

Thème imposé : « In Petto ».

Définition : À part soi ; dans son for intérieur. Se dit de la nomination en consistoire d’un cardinal dont le nom est gardé secret pour diverses raisons. Synonymes : à part soi – intérieurement – par-devers soi – secrètement . Contraires : ouvertement – publiquement . Dictionnaire Larousse

Je vis avec ce qu’il est convenu d’appeler le syndrome « in petto ». Cette pathologie nous affecte tous mais prend, chez certains mortels tels que moi, des proportions qui en influencent négativement et fortement la vie quotidienne. Découverte à la fin du dix-neuvième siècle par un éminent psychiatre italien du nom de Giuseppe In Petto, cette propension à conserver par-devers soi nombre de ses pensées ou sentiments peut entraîner des dysfonctionnements du raisonnement se révélant grandement invalidants.

Je vis ainsi dans le non-dit porté à son paroxysme, gardant pour moi mes intuitions, émotions, impressions ce qui m’amène à des présuppositions que je tiens secrètes au tréfonds de mon esprit et que je considère comme relevant d’une évidence ou d’une vérité absolue. La caractéristique des gens comme moi, c’est leur naturel taiseux, faisant l’économie des mots afin d’éviter souvent de froisser autrui. Je pense que cette inclination à la complaisance trouve aussi son origine dans une forme de paresse, celle de ne pas voir son quotidien chamboulé par des tensions ou des conflits qui dérangeraient un train-train rassurant.

En gardant pour soi la majorité de ses opinions ou jugements, on finit par vivre dans ses pensées, au plus profond de son mental. On en arrive à se distancier du monde en se créant son propre univers.

J’ai eu conscience d’être affecté de cette affliction perturbante à la mort de Josiane, mon épouse. Avant de rendre son dernier soupir, elle m’a bombardé de reproches. Parmi ceux-ci figurait le fait que je n’avais de cesse de porter des cravates à fleurs depuis le jour de notre mariage. En fait, je détestais les cravates à fleurs mais j’étais persuadé qu’elle les adorait depuis qu’elle m’avait dit que celle avec les brins du muguet, que j’arborais le jour des noces, m’allait si bien. Elle m’a aussi reproché mon insistance, lorsque nous mangions notre poulet rôti dominical, à vouloir lui laisser le blanc alors que je le préférais et qu’elle affectionnait plutôt les pattes. J’avais toujours pensé, in petto, que comme sa mère, les pattes et les ailes la répugnaient. De même, elle me blâma d’avoir passé chaque année nos vacances d’été au camping du Gai Moulin. J’avais toujours supposé que ce choix la réjouissait puisqu’elle s’y rendait avec ses parents depuis sa plus tendre enfance. Mais non, elle aurait préféré séjourner au camping des Murets distant de vingt kilomètres, là où, me confessa-t-elle, elle connut son premier amour de jeunesse. Elle avait, m’avoua-t-elle, pensé in petto que cela me faisait plaisir à moi d’aller plutôt au camping du Gai Moulin où nous nous étions roulés une pelle pour la première fois.

Je me suis alors aperçu que nous avions voulu construire notre bonheur mutuel en nous basant sur les désirs supposés de l’autre et que nous avions fini par les considérer comme des certitudes. Incapable de communiquer, c’est notre mental et non notre cœur qui avait servi de ciment à notre couple. Nous étions touchés par le même mal. À son décès, je pris donc conscience de toute la perversité d’un tel mode de fonctionnement.

Croyez-moi, le syndrome « in petto » peut vous entraîner vers de véritables tortures mentales. Prenons, par exemple, toujours mon cas personnel et ma relation avec Sandrine, une collègue du bureau. Je la désire « in petto », tant son sourire et sa poitrine généreuse éveillent en moi des pulsions ardentes. Mais je garde cela pour moi, car j’ai peur d’un refus, de briser ce que je considère comme une relation de travail harmonieuse. J’ai pourtant vraiment envie de me la faire. Mais je dois aussi à l’honnêteté de dire que je crains, « in petto » in « in petto », donc dans le plus grand des plus grands des secrets de mon être, que son mari, un gros trapu à l’œil torve ne me fasse la peau. Autre exemple : mon patron. Un petit roquet qui n’a de cesse de faire des commentaires désobligeants sur autrui, principalement à mon encontre. Il a bien saisi que j’avais, dès son premier jour de travail, « in petto » compris son mode de fonctionnement pervers. Les chefs n’aiment pas les collaborateurs « in petto » qui cernent leur jeu mais ne disent rien. En tout cas lui, c’est un vrai con de compétition. Du genre champion olympique à se retrouver sur le podium avec au minimum la médaille d’agent.

Je n’ai qu’une envie, le voir disparaître de cette terre. Je pense ainsi, en secret, à lui coincer les membres dans la destructrice de documents, à câbler son siège de bureau pour en faire une chaise électrique, à empoisonner les gâteaux que lui fabrique sa femme et qu’il cache dans le tiroir arrière droit de son bureau. Je pourrais vous citer encore nombre d’exemples de ces pensées diffuses et ténébreuses, mais je crains qu’elles n’affectent certains ou certaines d’entre vous que je ne porte guère dans mon cœur. Croyez bien que cela me fait souffrir, car je souhaiterais pouvoir aimer tout le monde et exprimer clairement toutes mes pensées, sans retenue. Je voudrais cesser de créer moi-même cette prison dans laquelle je m’enferme.

Je ne sais dès lors où trouver mon salut sinon dans la prière. Comme je suis un fervent catholique, j’implore le ciel et tous les saints pour éviter les pensées « in petto salaces » qui me pousseraient à me taper Sandrine, tout comme celles « in petto mortifères » qui m’entraîneraient à tuer mon connard olympique de chef de service. Alors donc je prie et je demande aussi à mon mental de prier. Je fais souvent pénitence, je participe à des pèlerinages et je me suis même rendu à Rome où j’ai eu une audience privée avec le Pape. Nous étions une vingtaine lors de cette rencontre. Lorsqu’il m’a salué, j’ai perçu dans son regard une forme de connivence, comme si nous lisions à cœur ouvert dans nos âmes. Il m’a tenu longuement la main et nous n’avions pas besoin des mots pour savoir que, in petto, nous partagions le même fardeau, la même affliction.

Je suis persuadé qu’il a ou va faire de moi un cardinal « in petto ». Un honneur à juste titre mérité au vu de ma foi fervente et de la croix que je dois porter chaque jour sans en dire mot à quiconque. Depuis notre rencontre, je garde bien sûr cela pour moi et ne cesse d’y penser en secret.

Discours explicatif

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs

Reconnaissant, dans cet auditoire comble, nombre d’entre vous qui assumez des fonctions importantes au sein de la société civile ou religieuse et connaissant aussi l’extrême notoriété dont la plupart d’entre vous jouissent, sachant que vous êtes de milliers et afin de ne vexer personne, je me contenterai de vous saluer tous en vos titres et qualités.

Cela nous permettra également d’aller directement au cœur du sujet qui vous préoccupe.

Suivant votre requête, je me présente donc à vous, vous à qui je suis redevable soi-disant d’une explication. Mais quelle explication espérez-vous obtenir de ma part ? Vous voulez comprendre ? Mais comprendre quoi ?

Vous vous retrouvez aujourd’hui renvoyés dans les cordes, acculés au point de ne plus savoir où donner de la tête et c’est à moi que vous attribuez tous vos maux !

Je ne vous ai pourtant fait que de simples propositions. Liberté vous était laissée de les suivre.

Croyez-vous réellement que l’état déplorable du globe me réjouisse ? Vos arsenaux nucléaires et le réchauffement climatique dont vous êtes les géniteurs auront sous peu raison de notre monde. Vous vous en plaignez ! avez-vous pensé à ma propre personne ? Qu’adviendra-t-il de moi ? Qu’elle sera encore mon utilité dans un univers sans âme qui vive ? C’est ma destruction que vous entraînerez avec la vôtre. Dès lors, cherchez en vous, au plus profond de votre être, surtout dans votre libre arbitre et votre orgueil, les vraies causes de votre dévoiement. Cessez de voir en moi l’ultime bouc émissaire de tous vos égarements. En greffant ma tête ornée de cornes sur le corps de ce caprin, vous m’avez profondément outragé.

Maintenant que vous me contemplez enfin en chair et en os, vous pouvez constater que je suis des plus anodins. Contrairement à vous tous peuplant cette illustre assemblée, vous qui aimez tant les honneurs, la gloire et l’apparat, j’affectionne particulièrement la discrétion. J’ai plaisir à ressembler à un pauvre bougre androgyne dont la volonté est de se fondre dans la masse.

Si j’ai accepté votre invitation et si j’apparais en ce bas monde pour la première et unique fois, c’est pour vous ramener à la raison car moi aussi, ange déchu, prince des ténèbres, j’aime cette vallée de larmes et plus spécifiquement cette humanité qui me nourrit de sa vanité, de ses peurs et de ses discordes.

Croyez-moi, vous autodétruire ne résoudra en rien vos problèmes. Soyez lucides et raisonnables. Limitez-vous aux péchés véniels. Faites fi des péchés mortels, tout au moins ceux qui auraient pour conséquence d’anéantir à tout jamais notre planète ou le plus grand nombre d’entre vous. J’annule d’ailleurs tout pacte que j’aurai signé avec les plus faustiens parmi vous. Cette amnistie sera preuve de ma solidarité à votre égard et gage de ma bonne volonté pour construire un monde meilleur et durable.

Je ne répondrai à aucune de vos questions et m’en vais de ce pas rejoindre mon royaume. Vous ne me verrez plus jamais. N’essayez pas de me retenir ou de me suivre car assurément il vous en coûterait. Les armées de l’ombre veillent sans répit sur ma personne.

Je vous dis donc À Dieu… avec le ferme espoir toutefois que ce ne soit qu’un au revoir.

Lettre à mon oeil

Cher Œil Gauche,

Nous parcourons ensemble le monde depuis plus d’un demi-siècle et jamais nous n’avons eu la moindre altercation.

Je reconnais t’avoir agressé mais c’était pour faire comprendre à notre ami Raoul, dont nous sommes les fidèles serviteurs, combien il était temps qu’il prenne ses distances par rapport à tes pulsions incontrôlées qui finiront par tous nous mener à notre perte. Continuer la lecture de « Lettre à mon oeil »

Lettre à un ingrat

Mon cher filleul,

Je constate avec étonnement que tu souhaites recevoir de mes nouvelles !

Sache que je suis arrivé sans encombre à destination bien que tu fis fi d’honorer les débours liés à mon périple. Je te prierai donc d’exécuter tes engagements dans les délais les plus brefs. Crois bien que je n’apprécie pas du tout ton manque de probité, d’autant plus qu’en ce nouveau lieu de résidence que tu m’as choisi, il m’est impossible de répondre de quelconques dettes. Continuer la lecture de « Lettre à un ingrat »

Lettre à un brocanteur

 

Monsieur le brocanteur,

Vous m’avez remis il y a quelques jours, contre monnaie sonnante et trébuchante, l’une des molaires en or de Jules César. Certificat à l’appui, vous m’en avez attesté l’authenticité. Connaissant l’admiration sans bornes que je voue à ce grand homme, vous m’avez également déclaré pouvoir disposer sous peu des lentilles de vue qu’il aurait offertes à Cléopâtre.

Sur base de l’avis de mon dentiste et de mon ophtalmologue, je doute de votre honnêteté. En effet, ces derniers m’ont respectivement affirmé que de tels implants en or n’existaient pas au premier siècle avant Jésus Christ et que les lunettes de vue ne sont apparues que vers 1200 de notre ère, ne parlons dès lors pas des lentilles.

Eu égard à ces éléments, je me vois dans l’obligation d’annuler cette transaction et vous serai gré de me rembourser la somme de 350 € que vous m’avez demandée, je devrais dire extorquée, bien que je vous accorde un léger bénéfice du doute, subodorant chez vous un penchant mythomaniaque lié à un irrépressible besoin de faire rêver le chaland.

Toutefois, faute de recevoir en retour la somme susmentionnée sur le compte BE 26 00157111129, je me verrai dans l’obligation de vous arracher au moins une dent. À ma décharge, je ferai valoir, en cas de poursuite, le dicton « œil pour œil, dent pour dent ». Appréciez dès lors votre chance de ne m’avoir cédé également le cadeau de l’empereur à sa bien-aimée.

Dans l’attente de votre versement rapide, recevez Monsieur le brocanteur, mes salutations.

 ….

Lettre de rupture

Hélène,

Ma tendre tigresse,

Le temps est venu de nous quitter et j’en suis désolé et meurtri. Je suis toutefois persuadé que c’est pour nous la seule solution. Comme je te l’ai répété si souvent, je ne pouvais plus supporter tes emportements, ta mauvaise foi, tes violences verbales et tes sauts d’humeur féline.

Tu m’as reproché d’aimer Anne plus que tout et tu avais raison. Elle est attentionnée, la tendresse incarnée. C’est avec elle que je souhaite être un jour sur deux, les jours pairs qui seuls vont de pair avec nos caractères.

Et puis il y a Luc qui est une entrave à notre amour. Lui que tu vois le lundi, le mercredi, le vendredi et le dimanche. Lui dont tu ne peux supporter la jalousie, l’orgueil et la suffisance, mais que tu ne peux te résoudre à quitter. Cet infâme égoïste qui brise notre amour.

Crois-moi Anne-Hélène, cet amour à quatre n’est plus possible. Il vaut mieux nous séparer, faute de nous aimer un jour sur deux, les jours pairs.

Ton Luc-Etienne,
ton insupportable nounours et gentil Loulou.